Un homme intelligent : Alain Finkielkraut
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Un homme intelligent : Alain Finkielkraut
Je n'ai lu que trois livres de lui, mais je l'écoute beaucoup dans l'émission Répliques diffusée sur France Culture, et je lis aussi quelques interviews. C'est un des seuls à avoir donné la parole à Richard Millet lors de son lynchage.
Dans Un coeur intelligent, il choisit neuf livres dont il parle pas seulement en les résumant, exercice qui serait assez facile, mais en les commentant sous un angle. Parmi eux, La Tache de Roth, Le Festin de Babette de Karen Blixen ou Lord Jim de Conrad. Extraits :
“Les bouches contemporaines sont grandes ouvertes, car c’est la dérision qui prévaut maintenant, non la déférence. A l’époque des agélastes * patibulaires a succédé le temps des amuseurs irrévérencieux. L’esprit de sérieux a été pulvérisé par la guignolade. Du matin au soir, le public que nous formons est invité à se marrer. Le rire est devenu la bande-son du monde.”
“Qu’est-ce qui fait le prix de l’amitié? La conversation. Et qu’est-ce que converser? C’est, nous dit Montaigne, entrer en dispute pour la cause de la vérité qui est la cause commune. Dans cette dispute, ce n’est pas la victoire qui importe, c’est la qualité de l’échange et c’est le progrès dans la connaissance des choses de la vie.”
“Einmal ist keinmal. Une fois ne compte pas. Une fois n’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout.”
L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera (cité dans Un coeur intelligent d’Alain Finkielkraut)
“J’ai appris que le destin est dur et impitoyable et que, dans ce monde, il y a des choses impossibles.”
— Le Festin de Babette, Karen Blixen (cité dans Un coeur intelligent d’Alain Finkielkraut)
J'avais beaucoup aimé, sur le même principe, sa lecture de l'amour dans Et si l'amour durait.
Mais ce qui m'intéresse encore plus, ce sont ses prises de position sur l'Islam en France et en Europe, et sur les Juifs, ainsi que ce qu'il dit sur l'école, sur la société qui se dessine et qui ne laisse pas apercevoir de beaux jours. L'identité malheureuse est une lecture salutaire!
Aujourd'hui, il a accordé une interview au Figaro où il explique sa vision du conflit israélo-palestinien. Ca fait un bien fou de lire cela dans la bêtise ambiante :
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2014/07/26/31001-20140726ARTFIG00004-alain-finkielkraut-au-nom-de-la-lutte-contre-l-islamophobie-on-sous-estime-la-haine-des-juifs-et-de-la-france.php
FigaroVox: S'agissant du conflit israélo-palestinien, certains intellectuels vous reprochent de ne pas dénoncer les bombardements israéliens à l'encontre des civils palestiniens comme vous vous insurgiez naguère contre les sièges de Vukovar et de Sarajevo par les Serbes. Que leur répondez-vous?
ALAIN FINKIELKRAUT: Une précision pour commencer. J'aime Israël et je suis saisi d'effroi devant la haine intercontinentale qui se déchaîne sur ce tout petit pays dont l'existence est encore en question. Mais je n'ai jamais soutenu inconditionnellement la politique israélienne. Le 9 juillet, j'étais à Tel-Aviv à l'invitation du journal Haaretz qui organisait une grande conférence sur la paix. Je représentais Jcall * et j'ai dit qu'en tant qu'intellectuel juif, je devais constamment me battre sur deux fronts: contre un antisémitisme d'autant plus sûr de lui-même et dominateur qu'il dénonce le «monstre sioniste» dans la langue immaculée de l'antiracisme, et pour le compromis, c'est-à-dire la séparation en deux Etats des Israéliens et des Palestiniens. J'ai ajouté qu'en s'installant dans le statu quo, le gouvernement israélien mettait en péril le projet sioniste lui-même. Dès 1991, le grand orientaliste Bernard Lewis s'inquiétait de voir Israël devenir, sur le modèle du Liban, «une association difficile, une de plus, entre ethnies et groupes religieux en conflit». Et il ajoutait: «les juifs se trouveraient dans la position dominante qu'avaient autrefois les Maronites avec la perspective probable d'un destin à la libanaise en fin de parcours.» Pour empêcher cette prédiction de se réaliser, il serait urgent de faire ce qu'Ariel Sharon, à la fin de sa vie, appelait de «douloureuses concessions territoriales». Si ses successeurs y répugnent, c'est parce qu'ils se défient de leur partenaire, mais c'est surtout parce qu'ils ont peur de leurs propres extrémistes. Ils craignent la guerre civile entre Israéliens qui accompagnerait le démantèlement des implantations de Cisjordanie. Gardons-nous cependant de tout confondre. Les Israéliens n'occupent plus Gaza. Il n'y a plus de présence juive sur ce territoire. Si les leaders du Hamas avaient choisi d'y construire un commencement d'Etat et, pour y assurer une vie décente à leurs administrés, de coopérer avec Israël, il n'y aurait pas de blocus et le camp de la paix israélien serait assez fort aujourd'hui pour imposer le retrait de Cisjordanie. Au lieu de cela, le Hamas a employé tout l'argent de ses généreux donateurs à l'achat de missiles et de roquettes et à l'édification d'une ville souterraine pour enfouir cet arsenal, pour cacher ses dirigeants et pour permettre à ses combattants de mener des incursions meurtrières dans les kibboutz du sud d'Israël.
Lorsqu'on me dit que ces habitants n'ont nulle part où aller, je réponds que les souterrains de Gaza auraient dû être faits pour eux. Il y a aujourd'hui des pièces bétonnées dans chaque maison d'Israël. Mais le Hamas et le djihad islamique font un autre calcul et ont d'autres priorités architecturales.
N'est-il pas légitime de s'interroger sur le nombre important de victimes parmi les civils palestiniens?
Quand j'étais à Tel-Aviv, j'ai vu un petit film de propagande où le Hamas demandait aux «colons» de Beer-Sheva (NDLR: dans le Néguev) de quitter leur ville car ils allaient la pilonner. Pas questions de deux Etats pour cette organisation, pas question non plus d'un Etat palestinien. Ce qu'elle veut, c'est que la Palestine tout entière redevienne propriété de l'islam. On apprend dans sa charte que les juifs, qui grâce à leur argent contrôlent les médias du monde entier, sont à l'origine de toutes les révolutions et de tous les conflits à travers le monde! Si la civilisation de l'image n'était pas en train de détruire l'intelligence de la guerre, personne ne soutiendrait que les bombardements israéliens visent les civils. Avez-vous oublié Dresde? Quand une aviation surpuissante vise des civils, les morts se comptent par centaines de milliers. Non: les Israéliens préviennent les habitants de Gaza de toutes les manières possibles des bombardements à venir. Et lorsqu' on me dit que ces habitants n'ont nulle part où aller, je réponds que les souterrains de Gaza auraient dû être faits pour eux. Il y a aujourd'hui des pièces bétonnées dans chaque maison d'Israël. Mais le Hamas et le djihad islamique font un autre calcul et ont d'autres priorités architecturales. Pour gagner médiatiquement la guerre, ils veulent faire apparaître Israël comme un Etat criminel. Chaque victime civile est une bénédiction pour eux. Ces mouvements ne protègent pas la population, ils l'exposent. Ils ne pleurent pas leurs morts, ils comptabilisent avec ravissement leurs «martyrs». Et ils bombardent méthodiquement l'hôpital de campagne pour les blessés palestiniens que l'armée israélienne a installée en bordure de Gaza. Je manifesterais moi-même à Paris en faveur du cessez-le-feu à Gaza si dans ces défilés on exigeait également l'arrêt des tirs de roquettes sur toutes les villes israéliennes. Je demanderais la levée du blocus si elle était assortie de la démilitarisation de Gaza. Au lieu de cela, on confond Gaza et Sarajevo. Là où il y a la guerre, on parle de massacre, voire, tant qu'on y est, de génocide. Toutes les distinctions sont abolies par l'émotion et ce sont les plus cyniques, les plus inhumains, qui profitent de cette grande indifférenciation humanitaire.
D'aucuns comparent même Gaza - long d'un peu plus de quarante kilomètres et large de moins de dix- au ghetto de Varsovie, de sinistre mémoire. Cette comparaison vous paraît-elle déplacée? Scandaleuse?
On se souvient en effet que la Wehrmacht prenait soin, comme Tsahal aujourd'hui, de sécuriser les routes menant au ghetto pour y faire parvenir sans encombre les transports quotidiens de vivres, de médicaments, d'aides humanitaires… Le jour viendra -et il est déjà venu en Turquie-, où on ne se réfèrera plus à l'apocalypse nazie que pour incriminer Israël, le sionisme et les juifs. Je n'arrive pas à croire en Dieu, mais ce retournement du devoir de mémoire me parait être une preuve très convaincante de l'existence du diable.
Il existe des communautés juives et musulmanes dans de nombreux pays européens. Or, le conflit israélo-palestinien prend une acuité particulière en France, où les manifestations pro-palestiniennes se sont soldées par des violences. Ce conflit extérieur ferait-il éclater au grand jour «l'identité malheureuse» de notre pays que vous avez décrit dans votre livre?
Je manifesterais moi-même à Paris en faveur du cessez-le-feu à Gaza si dans ces défilés on exigeait également l'arrêt des tirs de roquettes sur toutes les villes israéliennes.
Formés par le «victimisme» contemporain à ne rien comprendre et à ne rien savoir de tout ce qu'entreprend le Hamas contre la solution de deux Etats, certains manifestent très sincèrement aujourd'hui leur solidarité avec la population de Gaza sous les bombes. Mais, pour beaucoup, ces manifestations ne sont rien d'autre que l'occasion d'exprimer leur haine des juifs, de la République et des «sionistes qui gouvernent la France.» Quand ils ne s'en prennent pas à des synagogues, ces personnes font, afin d'être bien comprises, des quenelles avec des roquettes qassam en carton. De manière générale, il y a dans le monde arabo-musulman, une tendance très forte aujourd'hui à fuir toute remise en question dans la recherche éperdue d'un coupable. Si les choses vont mal, c'est la faute des juifs. Il faut donc leur faire la guerre. Ce choix de l'esprit du djihad contre l'esprit critique est une calamité pour l'occident et pour l'islam. Il faudrait soutenir ceux qui, de l'intérieur, ont le courage de dénoncer une telle attitude, comme l'écrivain algérien Boualem Sansal, et non ceux qui l'incarnent, comme le leader du Hamas Khaled Mechaal.
On a entendu dans les rues de Paris le cri «mort aux Juis». Le phénomène est-il comparable à l'antisémitisme des années 30 ou est-il davantage le prétexte d'un communautarisme «anti-français» qu'on a vu à l'oeuvre chez certains supporters franco-algériens après les matchs de leur équipe?
L'antisémitisme des années trente agonise et la grande solidarité antiraciste des années quatre-vingt a volé en éclats. On a affaire aujourd'hui à l'antisémitisme de ceux qui se disent les damnés de la terre, d'où l'embarras des progressistes. Ils n'en reconnaissent l'existence qu'à contrecœur et quand ils ne peuvent plus faire autrement. Ainsi parlent-ils aujourd'hui de «nouvel» antisémitisme pour un phénomène qui existe depuis près de trente ans. Cette haine ne vise d'ailleurs pas que les juifs. On l'a vu lors des manifestations qui ont suivi les victoires de l'Algérie dans la Coupe du monde, des rodéos de voiture au remplacement des drapeaux français par les drapeaux algériens sur les édifices publics, comme à Provins par exemple. Il s'agissait d'exprimer tout ensemble sa fierté nationale et son mépris pour la nation où l'on vit.
En taxant d'antisémitisme toute critique d'Israël, certains membres de la communauté juive n'ont-ils pas, depuis des années, pris le risque d'alimenter la concurrence victimaire?
Je critique la politique israélienne. Je plaide sans relâche depuis le début des années quatre-vingt pour la solution de deux Etats. Je condamne la poursuite des constructions dans les implantations en Cisjordanie. Je dis que l'intransigeance vis-à-vis du Hamas devrait s'accompagner d'un soutien effectif à l'autorité palestinienne. Cela ne m'empêche pas d'être une des cibles favorites du «nouvel» antisémitisme.
Selon Pascal Boniface, de nombreux français non-juifs, en particulier les musulmans, ont le sentiment qu'il y a un «deux poids, deux mesures» dans la lutte contre le racisme et que les actes antisémites font l'objet d'un traitement médiatique plus conséquent que les autres actes racistes. Partagez-vous son point de vue?
Je crois, au contraire, qu'au nom de la lutte contre l'islamophobie, on sous-estime systématiquement la haine dont les juifs et la France font l'objet dans toujours plus de territoires de la République. Il faut des manifestations comme celles de Barbès et de Sarcelles pour qu'on en mesure, temporairement, la réalité et l'ampleur.
Plus largement, une partie de la gauche «antiraciste» a abandonné le combat pour l'égalité des droits au profit de la défense des particularismes, voire des communautarismes. Ne porte-t-elle pas une lourde responsabilité morale dans la grave crise identitaire que traverse la France?
C'est une responsabilité très largement partagée. A droite aussi la tentation est grande de préférer les accommodements prétendument raisonnables à la défense de la République et ce sont aujourd'hui des ministres de gauche, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, qui se montrent intransigeants en cette matière au mépris de leurs intérêts électoraux comme le leur rappelle avec inquiétude la fraction Terra nova du parti socialiste.
Derrière le rejet d'Israël par une partie de la gauche française, faut-il voir un refus de l'identité, de l'Etat-nation et des frontières?
Dans un article publié en 2004 dans la revue Le Débat, l'historien anglais Tony Judt écrivait que «dans un monde où les nations et les hommes se mêlent de plus en plus et où les mariages mixtes se multiplient, où les obstacles culturels et nationaux à la communication se sont presque effondrés, où nous sommes toujours plus nombreux à avoir des identités électives multiples, et où nous nous sentirions affreusement gênés s'il nous fallait répondre à une seule d'entre elles ; dans ce monde, Israël est véritablement un anachronisme.» De même que Saint-Paul s'indignait du refus juif de la religion universelle, nos multiculturalistes voient Israël comme un obstacle ethno-national à la reconnaissance définitive de l'Homme par l'Homme. Mais le monde humain n'est ni un supermarché, ni un dépliant touristique. Qu'est-ce que le multiculturalisme derrière le United Colors of Bennetton et la joyeuse disponibilité de toutes les cuisines, de toutes les musiques, de toutes les destinations? C'est le choc des cultures, et dans ce choc, les juifs où qu'ils soient, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils fassent, sont en première ligne.
* Jcall rassemble les citoyens juifs européens qui aspirent à une paix au Proche-Orient fondé sur un accord entre Israéliens et Palestiniens, selon le principe «deux peuples, deux Etats»
Un nom à retenir, d'ailleurs, au passage, celui de Boualem Sansal qui ose critiquer l'Islam et l'islamisation... J'en reparlerai après lecture.
Rappelons qu'Alain Finkielkraut est membre de l'Académie française. Un homme intelligent, à lire et à écouter.
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
La Réprobation d’Israël, Alain Finkielkraut
“Contrairement à l’opinion courante, l’idée d’un État juif et l’idée de Palestine arabe n’ont pas surgi en même temps : ce conflit de deux peuples pour une même terre ne se résume pas (malgré la beauté de l’image) à l’affrontement tragique entre deux légitimités concurrentes et deux nationalismes apparus simultanément au début de ce siècle. Car il y a un décalage : c’est en réponse, en réaction à la présence sioniste que le concept géographique de Palestine a acquis une signification politique. C’est le désir d’empêcher la réalisation du sionisme qui a poussé les Arabes palestiniens à s’organiser politiquement. C’est, en un mot, la résistance au sionisme qui a cristallisé l’idéologie nationaliste, et constitué, peu à peu, l’identité palestinienne en identité spécifique à l’intérieur du monde arabe.”
— La Réprobation d’Israël, Alain Finkielkraut
— La Réprobation d’Israël, Alain Finkielkraut
Kashima- Faux-monnayeur
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Élisabeth de Fontenay, Réflexions sur l’affaire Finkielkraut
Élisabeth de Fontenay, Réflexions sur l’affaire Finkielkraut
Le Monde, 03/02/2006
Deux mois ont passé depuis le déclenchement de « l’affaire Finkielkraut ». Peut-on, tout en continuant à se réclamer de certaines exigences intraitables de la gauche, suggérer qu’en dépit de ses outrances, cet homme n’a rien du raciste réactionnaire qu’une campagne de lynchage médiatique a fait de lui ? Il m’a semblé qu’en raison des vingt ans de tumultueuse amitié qui m’unissent à lui, je devais tenter un retour réflexif sur la révoltante opération de destitution dont il a été la victime.
Qu’un journaliste sans scrupule d’un grand journal israélien de gauche ait entraîné dans un traquenard un intellectuel qui a le goût des emportements, que l’interview n’ait pas été donné à relire et ait subi des traductions successives, que le titre – « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » – ait été concocté avec malignité par la rédaction d’Haaretz, que la juxtaposition de citations, faite par un collaborateur du Monde, ait aggravé les équivoques, que l’entretien explicatif qui s’en est suivi dans le même quotidien ait été titré « j’assume » au lieu de « Ce que j’assume », cette cascade d’irresponsabilités ne semble pas faire de doute (Le Monde des 24 et 28 novembre). On aurait raisonnablement pu en prendre acte et en rester là.
Or voilà que l’auteur d’une œuvre dont la portée est incontestable, le professeur exemplaire d’une grande école de la République (l’École polytechnique), le producteur d’une remarquable émission de radio (Répliques sur France-Culture), est devenu en vingt-quatre heures, à cause d’un regrettable laisser-aller verbal malhonnêtement exploité, l’homme à abattre, puisque accusé du crime à juste titre le plus vilipendé de l’époque : le racisme. Une campagne diffamatoire a donc livré Finkielkraut à la vindicte publique. Son visage a même été exposé en couverture d’un hebdomadaire : seul manquait le montant de la prime.
Mais il y a plus grave. Je ne parviens pas à comprendre ce qui a conduit deux historiens que j’admire, Benjamin Stora et Pierre Vidal-Naquet, cosignant avec d’autres un beau texte mettant en garde contre l’antisémitisme d’un certain antiracisme (Le Monde du 6 décembre 2005), à renvoyer dos à dos Dieudonné et Finkielkraut, accusés de recourir aux mêmes procédés : « falsification, dénégation, occultation ». Fallait-il qu’on falsifie, dénie et occulte ce que représente Finkielkraut pour le mettre ainsi en équivalence avec cet humoriste navrant ! C’est à ne pas s’en remettre.
Dans une démocratie, il est indispensable de pouvoir critiquer, et même condamner un propos, un texte, une pensée. Nul ne peut s’autoriser en revanche à déshonorer un homme et à liquider un écrivain que créditent son œuvre et son parcours. Or, du jour au lendemain, cette œuvre et ce parcours ont été dépouillés de leur complexité et dépossédés de leur histoire. Un aussi lâche acharnement contre un auteur qui s’est efforcé de rendre à ses propos leur véritable teneur et de les restituer dans la continuité d’une réflexion poursuivie depuis des années, n’est-ce pas là un signe que ce pays va mal ?
Devant un tel déchaînement de haine, on ne peut que s’inquiéter et demander comment quelques faiseurs d’opinion ont pu en venir à cette terrifiante réduction, à cette promotion d’un choix de paroles fiévreusement prononcées et parfois falsifiées au statut de révélation définitive sur la vérité profonde d’un homme. Sans doute cela tient-il à la place qu’occupe Finkielkraut dans le monde intellectuel. Car cette campagne aura fait éclater le paradoxe permanent qui le constitue. Comment nier en effet que sa capacité à s’émouvoir et à se battre sur tous les fronts, sa manière parfois terrassante d’exposer son point de vue, de brandir sans prudence la dissension, passionnent et épuisent les uns, antagonisent les autres ? A quoi s’ajoute, bien sûr, la réputation de philosophe médiatique qu’on lui a faite. Pourtant, cette trop facile désignation traduit une méconnaissance du lieu philosophique et politique où il se situe. Ce lecteur d’Hannah Arendt, qui s’attache à penser l’événement, ne dédaigne pas d’utiliser, chaque fois qu’il en a la possibilité, les médias de son temps. Mais ce qu’il y apporte, c’est tout sauf un désir de séduire, puisque, développant des thèses aussi hétérodoxes que longuement méditées, il ne craint pas d’affronter l’isolement et la réprobation.
S’il lui arrive de foncer tête baissée dans des constats implacables sans consentir à s’arrêter d’abord à des analyses élémentaires, sans prendre la peine d’évoquer les faits les plus déterminants de la réalité sociale, c’est que les discours à ce sujet lui semblent convenus et insuffisants. Certaines de ses fâcheuses formulations ont été suscitées, bien plus que par les événements eux-mêmes, par son indignation face à des commentaires – de droite ou de gauche – tellement édifiants et dénégateurs qu’ils ne pouvaient que manquer l’inquiétante singularité de ce qui était arrivé, et donc se priver des moyens d’y faire face sur le long terme. C’est son élitisme républicain et sa détestation de la démagogie qui lui interdisent de s’arrêter sur ce qu’est devenue la réalité des élèves, d’entendre la parole de ceux des enseignants qui, de manière héroïque, essaient de parer au plus pressé, ainsi que celle des travailleurs sociaux qui aident, qui aiment ces adolescents difficiles et en difficulté.
Pour lui, en effet, ce que les émeutes des banlieues ont d’abord manifesté, est l’effondrement de la mission d’égalisation des chances, impartie à l’éducation nationale. Et même si on peut lui reprocher de ne pas rappeler que des diplômés de l’enseignement supérieur trouvent d’autant moins de travail qu’ils sont issus de l’immigration, il aura vraiment fallu une bonne dose de mauvaise foi pour rattacher la brutalité des propos tenus à autre chose qu’à une passion de cette école à la française, dont il constate avec désespoir qu’elle n’a pas su être offerte aux enfants défavorisés comme une chance réelle d’intégration, et qu’elle ne fonctionne plus correctement que pour les enfants des bourgeois.
Une question demeure. Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? Comme si la moindre concession aux euphémismes de la pudibonderie publique ambiante valait capitulation. C’est peut-être parce qu’habite en lui un penseur tragique dont la vision souvent pessimiste des choses ne parvient à faire son chemin qu’à travers des interventions qui contrarient, voire violentent, l’opinion dominante. Cet alliage d’analyse et de déploration, de pensée critique et de mélancolie, libre à chacun de ne pas l’accepter. Mais, en la circonstance, on aura sauté sur l’occasion d’éliminer l’homme et l’œuvre.
Occasion… N’est-ce pas le fin mot de l’affaire Finkielkraut ? Ceux qui se sont livrés avec une joie mauvaise à cette indécente vivisection n’attendaient en effet qu’une occasion. Ils n’allaient pas laisser passer une pareille aubaine le masque enfin arraché, le faux pas enfin mortel, le juif enfin raciste. Mais qu’on se rassure. Si l’indignité de cette chasse à l’homme nous emplit de terreur politique et morale, elle n’a aucunement le pouvoir de briser le rayonnement d’une présence, d’anéantir une écriture et une parole qui, pour tant de nos contemporains, de nos concitoyens restent décidément irremplaçables.(J'ajouterai que le même travail de sape a été entrepris et très réussi contre Richard Millet que les gens NE LISENT PAS.)
Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut ont publié ensemble ce livre sur les animaux :
Le Monde, 03/02/2006
Deux mois ont passé depuis le déclenchement de « l’affaire Finkielkraut ». Peut-on, tout en continuant à se réclamer de certaines exigences intraitables de la gauche, suggérer qu’en dépit de ses outrances, cet homme n’a rien du raciste réactionnaire qu’une campagne de lynchage médiatique a fait de lui ? Il m’a semblé qu’en raison des vingt ans de tumultueuse amitié qui m’unissent à lui, je devais tenter un retour réflexif sur la révoltante opération de destitution dont il a été la victime.
Qu’un journaliste sans scrupule d’un grand journal israélien de gauche ait entraîné dans un traquenard un intellectuel qui a le goût des emportements, que l’interview n’ait pas été donné à relire et ait subi des traductions successives, que le titre – « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » – ait été concocté avec malignité par la rédaction d’Haaretz, que la juxtaposition de citations, faite par un collaborateur du Monde, ait aggravé les équivoques, que l’entretien explicatif qui s’en est suivi dans le même quotidien ait été titré « j’assume » au lieu de « Ce que j’assume », cette cascade d’irresponsabilités ne semble pas faire de doute (Le Monde des 24 et 28 novembre). On aurait raisonnablement pu en prendre acte et en rester là.
Or voilà que l’auteur d’une œuvre dont la portée est incontestable, le professeur exemplaire d’une grande école de la République (l’École polytechnique), le producteur d’une remarquable émission de radio (Répliques sur France-Culture), est devenu en vingt-quatre heures, à cause d’un regrettable laisser-aller verbal malhonnêtement exploité, l’homme à abattre, puisque accusé du crime à juste titre le plus vilipendé de l’époque : le racisme. Une campagne diffamatoire a donc livré Finkielkraut à la vindicte publique. Son visage a même été exposé en couverture d’un hebdomadaire : seul manquait le montant de la prime.
Mais il y a plus grave. Je ne parviens pas à comprendre ce qui a conduit deux historiens que j’admire, Benjamin Stora et Pierre Vidal-Naquet, cosignant avec d’autres un beau texte mettant en garde contre l’antisémitisme d’un certain antiracisme (Le Monde du 6 décembre 2005), à renvoyer dos à dos Dieudonné et Finkielkraut, accusés de recourir aux mêmes procédés : « falsification, dénégation, occultation ». Fallait-il qu’on falsifie, dénie et occulte ce que représente Finkielkraut pour le mettre ainsi en équivalence avec cet humoriste navrant ! C’est à ne pas s’en remettre.
Dans une démocratie, il est indispensable de pouvoir critiquer, et même condamner un propos, un texte, une pensée. Nul ne peut s’autoriser en revanche à déshonorer un homme et à liquider un écrivain que créditent son œuvre et son parcours. Or, du jour au lendemain, cette œuvre et ce parcours ont été dépouillés de leur complexité et dépossédés de leur histoire. Un aussi lâche acharnement contre un auteur qui s’est efforcé de rendre à ses propos leur véritable teneur et de les restituer dans la continuité d’une réflexion poursuivie depuis des années, n’est-ce pas là un signe que ce pays va mal ?
Devant un tel déchaînement de haine, on ne peut que s’inquiéter et demander comment quelques faiseurs d’opinion ont pu en venir à cette terrifiante réduction, à cette promotion d’un choix de paroles fiévreusement prononcées et parfois falsifiées au statut de révélation définitive sur la vérité profonde d’un homme. Sans doute cela tient-il à la place qu’occupe Finkielkraut dans le monde intellectuel. Car cette campagne aura fait éclater le paradoxe permanent qui le constitue. Comment nier en effet que sa capacité à s’émouvoir et à se battre sur tous les fronts, sa manière parfois terrassante d’exposer son point de vue, de brandir sans prudence la dissension, passionnent et épuisent les uns, antagonisent les autres ? A quoi s’ajoute, bien sûr, la réputation de philosophe médiatique qu’on lui a faite. Pourtant, cette trop facile désignation traduit une méconnaissance du lieu philosophique et politique où il se situe. Ce lecteur d’Hannah Arendt, qui s’attache à penser l’événement, ne dédaigne pas d’utiliser, chaque fois qu’il en a la possibilité, les médias de son temps. Mais ce qu’il y apporte, c’est tout sauf un désir de séduire, puisque, développant des thèses aussi hétérodoxes que longuement méditées, il ne craint pas d’affronter l’isolement et la réprobation.
S’il lui arrive de foncer tête baissée dans des constats implacables sans consentir à s’arrêter d’abord à des analyses élémentaires, sans prendre la peine d’évoquer les faits les plus déterminants de la réalité sociale, c’est que les discours à ce sujet lui semblent convenus et insuffisants. Certaines de ses fâcheuses formulations ont été suscitées, bien plus que par les événements eux-mêmes, par son indignation face à des commentaires – de droite ou de gauche – tellement édifiants et dénégateurs qu’ils ne pouvaient que manquer l’inquiétante singularité de ce qui était arrivé, et donc se priver des moyens d’y faire face sur le long terme. C’est son élitisme républicain et sa détestation de la démagogie qui lui interdisent de s’arrêter sur ce qu’est devenue la réalité des élèves, d’entendre la parole de ceux des enseignants qui, de manière héroïque, essaient de parer au plus pressé, ainsi que celle des travailleurs sociaux qui aident, qui aiment ces adolescents difficiles et en difficulté.
Pour lui, en effet, ce que les émeutes des banlieues ont d’abord manifesté, est l’effondrement de la mission d’égalisation des chances, impartie à l’éducation nationale. Et même si on peut lui reprocher de ne pas rappeler que des diplômés de l’enseignement supérieur trouvent d’autant moins de travail qu’ils sont issus de l’immigration, il aura vraiment fallu une bonne dose de mauvaise foi pour rattacher la brutalité des propos tenus à autre chose qu’à une passion de cette école à la française, dont il constate avec désespoir qu’elle n’a pas su être offerte aux enfants défavorisés comme une chance réelle d’intégration, et qu’elle ne fonctionne plus correctement que pour les enfants des bourgeois.
Une question demeure. Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? Comme si la moindre concession aux euphémismes de la pudibonderie publique ambiante valait capitulation. C’est peut-être parce qu’habite en lui un penseur tragique dont la vision souvent pessimiste des choses ne parvient à faire son chemin qu’à travers des interventions qui contrarient, voire violentent, l’opinion dominante. Cet alliage d’analyse et de déploration, de pensée critique et de mélancolie, libre à chacun de ne pas l’accepter. Mais, en la circonstance, on aura sauté sur l’occasion d’éliminer l’homme et l’œuvre.
Occasion… N’est-ce pas le fin mot de l’affaire Finkielkraut ? Ceux qui se sont livrés avec une joie mauvaise à cette indécente vivisection n’attendaient en effet qu’une occasion. Ils n’allaient pas laisser passer une pareille aubaine le masque enfin arraché, le faux pas enfin mortel, le juif enfin raciste. Mais qu’on se rassure. Si l’indignité de cette chasse à l’homme nous emplit de terreur politique et morale, elle n’a aucunement le pouvoir de briser le rayonnement d’une présence, d’anéantir une écriture et une parole qui, pour tant de nos contemporains, de nos concitoyens restent décidément irremplaçables.
Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut ont publié ensemble ce livre sur les animaux :
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Alain Finkielkraut, Le Point 2222, avil 2015
Voici quelques extraits de l'interview d'Alain Finkielkraut (Le Point) : il y parle de l'école, de ses affinités politiques (et pas celles que ceux qui veulent le détruire lui prêtent), d'Israël, de la disparition du latin et du grec, de François Hollande et de la gauche actuelle...
“L'héritage que la gauche abandonne au nom de l'égalité, la droite s'en débarrasse au nom de l'utilité. Il y a longtemps que je ne crains plus les foudres de la gauche divine. Si j'étais de droite, je le dirais sans hésiter. Seulement voilà : mon parti n'existe pas.”
“Il y a la question de la langue. Difficile d'incarner la nation quand on pratique systématiquement le redoublement du sujet : “La France, elle a des atouts.” Cette syntaxe sied aux enfants, pas au chef de l'État.”
“À l'ère des flux, le verbe “sauver” doit impérativement prendre la place du verbe “changer” dans notre vocabulaire politique : sauver les paysages, sauver les livres, sauver la langue, sauver les vaches, les poules et les cochons, en mettant fin à l'élevage en batterie et aux gigantesques fermes-usines, bref, sauver les meubles et ce qui reste de la civilisation française.”
“Les pessimistes croient que la catastrophe est à venir. Je ne partage pas leur optimisme. La catastrophe est en cours.”
Kashima- Faux-monnayeur
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Alain Finkielkraut
http://www.franceculture.fr/emission-les-matins-alain-finkielkraut-2015-04-13
Kashima- Faux-monnayeur
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L'insécurité culturelle, Laurent Bouvet
Comme L'identité malheureuse m'avait passionnée, j'ai voulu me lancer dans le livre de Laurent Bouvet, dont la pensée est loin de me déplaire. Je ne suis pas parvenue à m'intéresser à cet essai, parce que, peut-être, j'attendais une plus grande prise de position de l'auteur.
Beaucoup de chiffres, de sondages...
Les phrases nominales de l'auteur m'ont aussi dérangée, mais ce n'est pas pour cette raison que je n'ai pas tout lu. Je piocherai sûrement quelques petites choses à l'occasion, je garde le livre de côté, et je continuerai à suivre ce qu'il dit à propos des problèmes d'identité et de culture que subissent la France et l'Europe.
Beaucoup de chiffres, de sondages...
Les phrases nominales de l'auteur m'ont aussi dérangée, mais ce n'est pas pour cette raison que je n'ai pas tout lu. Je piocherai sûrement quelques petites choses à l'occasion, je garde le livre de côté, et je continuerai à suivre ce qu'il dit à propos des problèmes d'identité et de culture que subissent la France et l'Europe.
Kashima- Faux-monnayeur
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La seule exactitude, Alain Finkielkraut
Ce livre compile les interventions radiophoniques d'Alain Finkielkraut sur RCJ (L'esprit d'escalier).
Il y parle de ses sujets de prédilection : la société (école, immigration, mariage gay, art).
Les choses commençaient mal avec son texte favorable à la Manif pour tous. C'est un des rares défauts de pensée que je lui reproche : celui de vouloir défendre le salut de l'hétérosexuel (comme si qqch le mettait en danger). Mais il ne le fait pas avec haine et l'on sent qu'en homme intelligent, avec un interlocuteur de valeur, il pourrait remettre en question sa pensée bornée sur le sujet. Comment peut-on être clairvoyant à propos de toutes choses et par sur ce point?
Extraits sur l'école et sur la question palestinienne :Il y parle de ses sujets de prédilection : la société (école, immigration, mariage gay, art).
Les choses commençaient mal avec son texte favorable à la Manif pour tous. C'est un des rares défauts de pensée que je lui reproche : celui de vouloir défendre le salut de l'hétérosexuel (comme si qqch le mettait en danger). Mais il ne le fait pas avec haine et l'on sent qu'en homme intelligent, avec un interlocuteur de valeur, il pourrait remettre en question sa pensée bornée sur le sujet. Comment peut-on être clairvoyant à propos de toutes choses et par sur ce point?
"Mais la Palestine, dans les cités, ce n'est pas un lieu, ce n'est pas même un peuple, c'est le symbole de la domination juive sur le monde et de l'humiliation infligée aux musulmans."
Il y a même un texte contre l'élevage industriel, qui fait plaisir à lire.
Kashima- Faux-monnayeur
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