Elisabeth de Fontenay et Marguerite Yourcenar: "Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence et la cruauté!" [la cause animale]
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Elisabeth de Fontenay et Marguerite Yourcenar: "Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence et la cruauté!" [la cause animale]
Voici une grande femme, et dans son cortège une autre : Yourcenar...
D'après Wikipedia, sa présentation rapide :
Élisabeth de Fontenay (née en 1934), est une philosophe et essayiste française. De son nom complet Élisabeth Bourdeau de Fontenay elle est la fille d’Henri Bourdeau de Fontenay, grand résistant.
Maître de conférence émérite de philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle s'intéresse d'abord à Marx auquel elle consacre un ouvrage intitulé Les Figures juives de Marx. Marx dans l'idéologie allemande (1973). En 1984, elle fait paraître un livre qui a fait date sur le matérialisme de Diderot (Diderot ou le Matérialisme enchanté).
Comme ses ouvrages ultérieurs, cette contribution s'interroge sur les rapports entre les hommes et les animaux dans l'histoire. Cette réflexion culmine avec la parution de son magnum opus Le Silence des bêtes paru chez Fayard en 1998 [800 pages], un ouvrage qui repose la question de ce qu'est le « propre de l'homme » et remet en cause l'idée d'une différence arrêtée entre l'homme et l'animal. Privilégiant la longue durée, cet ouvrage interroge les conceptions de l'animal des Présocratiques jusqu'à nos jours en passant par Descartes et sa célèbre hypothèse de l'animal-machine.
Cette réflexion peut être rapprochée du courant actuel de la pensée posthumaniste représenté notamment par Peter Sloterdijk ou Donna Haraway. Parmi les auteurs qui ont influencé ses travaux, on peut mentionner notamment Vladimir Jankelevitch, Michel Foucault et Jacques Derrida.
Juive par sa mère dont une grande partie de la famille a été exterminée à Auschwitz, Élisabeth de Fontenay est restée très attachée à cette culture. Elle est actuellement présidente de la « Commission Enseignement de la Shoah » de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et membre du comité de parrainage de l'association La paix maintenant pour la promotion du mouvement israélien Shalom Archav.
Elle fait aussi partie du Comité d'éthique ERMES aux côtés notamment d'Henri Atlan. Préoccupée par les questions éthiques concernant le traitement des animaux, elle a publié en collaboration avec Donald M. Broom Le Bien-être animal (Éditions du Conseil de l'Europe, « Regard éthique », 2006) qui expose les problèmes d'éthique soulevés par ce sujet en exposant les points de vue religieux et les positions des différents pays.
Depuis septembre 2010, Élisabeth de Fontenay présente, avec Fabienne Chauvière, l'émission de radio Vivre avec les bêtes consacrée aux animaux sur France Inter. À compter de septembre 2011, c'est avec Allain Bougrain-Dubourg qu'elle fait équipe pour animer l'émission.
1) Abattoirs et Shoah
Elisabeth de Fontenay fait, dans la préface de son ouvrage Le silence des bêtes, un parallèle entre les méthodes génocidaires nazies et l'industrie agro-alimentaire :
« Oui, les pratiques d'élevage et de mise à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une seule condition : que l'on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des Juifs d'Europe, ce qui donne pour tâche de transformer l'expression figée “comme des brebis à l'abattoir” en une métaphore vive. Car ce n'est pas faire preuve de manquement à l'humain que de conduire une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice. »
Et encore :
« On sait que la grande majorité de ceux qui, descendant des trains, se retrouvaient sur les rampes des camps d'extermination ne parlait pas allemand, ne comprenait rien à ces mots qui ne leur étaient pas adressés comme une parole humaine, mais qui s'abattaient sur eux dans la rage et les hurlements. Or, subir une langue qui n'est plus faite de mots mais seulement de cris de haine et qui n'exprime rien d'autre que le pouvoir infini de la terreur, le paroxysme de l'intelligibilité meurtrière, n'est-ce-pas précisément le sort que connaissent tant et tant d'animaux ? »
— Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, la philosophie à l'épreuve de l'animalité.
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Une idée que je partage depuis longtemps sans savoir qu'elle était théorisée - et critiquée par nombre de penseurs actuels -, le parallèle fait entre la Shoah et l'extermination animale à des fins alimentaires... Elisabeth de Fontenay cite divers auteurs et philosophes qui se sont intéressés à cette souffrance :
"Dans le dernier chapitre du Silence des bêtes, j’avais consacré de nombreuses pages à cette obsession juive d’après 45. Et j’avais cité très longuement [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], j'avais cité aussi Adorno et Horkheimer et bien d'autres, Romain Gary, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]… Je découvre maintenant Kertész. On doit ajouter Derrida, parce que ce qui vient d’être dit par Florence Burgat peut être complètement pris en charge par le concept derridien, ce mot-valise, cette espèce de surdétermination : carnophallogocentrisme. C’est vraiment ce concept qui règle la domination en ce qu’elle s’originerait au mangeur de viande."
("Un Eternel Treblinka, France culture : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] )
Parmi les auteurs cités, Adorno a écrit :
« Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et peut penser : ce ne sont que des animaux »
Un autre auteur, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], a dit, concernant la souffrance animale et la sensibilité qu'il a pu montrer à cet égard :
« Tous ces philosophes, les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu'un comme toi ? Ils se sont persuadés que l'homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n'auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c'est un éternel Treblinka. »"
Et Derrida a dit :
« Il faudra bien qu’on revoie l’élevage industriel concentrationnaire, qui constitue un véritable génocide animal ».
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2) L'abaissement de l'animal
Elisabeth de Fontenay explique le continuel abaissement de l'animal par l'homme. Par exemple, pour insulter un homme, on ne le traite pas de chose, mais d'animal ("rat", "blaireau", "chien"...) :
"C’est la grande tradition métaphysique de l’humanisme du propre de l’homme qui a marqué obsessionnellement la différence spécifique, qui est responsable de cette péjoration : on commence par exclure les animaux du droit, puis, pour exclure des hommes appartenant à d’autres cultures, on les traite de bêtes."
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3) La philanthropia
Dans l'émission suivante, Elisabeth de Fontenay nous dit le goût qu'elle a eu de travailler "à côté" avec Derrida, "à côté" car pas dans les problématiques qui pourraient sembler majeures ou fondamentales.
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Elle cite, dans ses ouvrages, la philanthropia de Plutarque, auteur romain qui disait que tuer le cheval qui nous avait servi toute sa vie était horrible, qu'aimer les animaux était aller sur la voie de l'humanisation :
"Il faut encore que, pour être non pas tant hommes qu'humains, nous sachions passer les bornes de notre espèce afin de ressentir la réalité d'une parenté, afin de pratiquer la douceur et la justice vis-à-vis de ceux qui comme nous ont une âme et peut-être même, ainsi que le pense parfois Plutarque, disposent de la raison"
Le Silence des Bêtes
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Extrait des Vies des Hommes illustres de Plutarque :
"Le peuple d'Athènes, écrit ailleurs Plutarque, après avoir bâti l'Hécatompédon, renvoya toutes les bêtes de charge qui avaient travaillé à la construction de cet édifice, et les laissa paître en liberté tout le reste de leur vie. Un de ces animaux vint un jour, de lui-même, se présenter au travail; il se mit à la tête des bêtes de somme qui traînaient des chariots à la citadelle, et, marchant devant elles, semblait les exhorter et les animer à l'ouvrage. Les Athéniens ordonnèrent, par un décret, que cet animal serait nourri jusqu'à sa mort aux dépens du public. En effet, il ne faut pas se servir des êtres animés comme on se sert de souliers ou d'autres effets de cette espèce, qu'on jette lorsqu'il sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même un boeuf qui aurait vieilli en labourant mes terres; à plus forte raison je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps, et qu'il regarde comme sa patrie (...) L'homme doué de bonté doit nourrir ses chevaux épuisés par l'âge et soigner les chiots, mais aussi les chiens devenus vieux (...). Et de ce fait, nous ne devons pas traiter les êtres vivants comme des chaussures ou des ustensiles, qu'on jette quand ils sont abîmés ou usés ou à force de servir, car il faut s'habituer à être doux et clément envers eux, sinon pour une autre raison, du moins pour s'exercer à la pratique de la vertu d'humanité...".
(Plutarque, Caton. Les vies des hommes illustres , tome 2, Paris, Furne et Cie, p. 38-39.)
Aimer les animaux est selon elle une "paideia", une "Bildung", un apprentissage, loin d'être inné. L'enfant n'est pas naturellement bon avec les bêtes et peut même faire preuve de cruauté, plus que les autres. Quand elle dit qu'elle ne laisserait jamais un animal en tête à tête avec un enfant, il me vient la même pensée, et plus d'un seraient choqués de savoir que ce n'est pas pour l'enfant que nous aurions peur...
4) Elisabeth de Fontenay raconte Yourcenar
Marguerite Yourcenar donne une belle place à l'animal dans son œuvre, comme nous le rappelle Elisabeth de Fontenay dans l'émission du 23/10/11 (19mn30):
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Elle fait preuve aussi de philanthropia...
A la question qu'on lui posait : "Pourquoi êtes-vous végétarienne?", Yourcenar répondait : "Car je ne peux pas digérer la souffrance animale."
L'homme est le "prédateur roi", selon l'auteur.
Elle a lutté contre le privilège que les hommes se sont attribués sur le reste de la nature. J'adore ce propos antihumaniste, qui résonne de façon si vraie (mis en gras et souligné):
Je trouve atroce d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver, au moment où les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces », comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur.
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Lire ces dires devraient faire mal à un être humain digne de ce nom :
"Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper, nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun — dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d'eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l'automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d'un bois pour s'épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l'avenir . En tout cas, ce n'est plus un homo sapiens."
Yourcenar a été une militante de la cause animale, végétarienne. Elle s'est battue pour les bébés phoques avec Brigitte Bardot, a multiplié les combats écologiques et pour l'animal.
"L'animal ne possède rien sauf la vie que nous lui prenons."
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"Nous péchons par ignorance" :
5) De Fontenay sur la corrida
A propos de la corrida à laquelle s'oppose farouchement la philosophe, elle dit que c'est un "combat truqué" où l'"animal (est) esquinté, aveuglé par le sang"
C'est un "jeu à l'héroïsme bravache", à l'"excitation virile"...
"Ce culte de l'héroïsme viril pue son Viva la muerte fasciste." Hugo, Zola avec elles, grands défenseurs de causes humaines :
Lire l'intégralité du texte :
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Il y aura encore bon nombre de choses à dire sur cette femme, sa pensée, ses combats... A suivre (en suivant aussi l'émission Vivre avec les Bêtes : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Je me fais juste une petite réflexion après écriture de cet article : pourquoi sont-ce toujours des femmes (Fontenay, Yourcenar) qui semblent les plus actives dans ce combat? Question de sensibilité, sans doute, qui nous mènerait bien loin. Vivement que la politique soit entre les mains des femmes...
D'après Wikipedia, sa présentation rapide :
Élisabeth de Fontenay (née en 1934), est une philosophe et essayiste française. De son nom complet Élisabeth Bourdeau de Fontenay elle est la fille d’Henri Bourdeau de Fontenay, grand résistant.
Maître de conférence émérite de philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle s'intéresse d'abord à Marx auquel elle consacre un ouvrage intitulé Les Figures juives de Marx. Marx dans l'idéologie allemande (1973). En 1984, elle fait paraître un livre qui a fait date sur le matérialisme de Diderot (Diderot ou le Matérialisme enchanté).
Comme ses ouvrages ultérieurs, cette contribution s'interroge sur les rapports entre les hommes et les animaux dans l'histoire. Cette réflexion culmine avec la parution de son magnum opus Le Silence des bêtes paru chez Fayard en 1998 [800 pages], un ouvrage qui repose la question de ce qu'est le « propre de l'homme » et remet en cause l'idée d'une différence arrêtée entre l'homme et l'animal. Privilégiant la longue durée, cet ouvrage interroge les conceptions de l'animal des Présocratiques jusqu'à nos jours en passant par Descartes et sa célèbre hypothèse de l'animal-machine.
Cette réflexion peut être rapprochée du courant actuel de la pensée posthumaniste représenté notamment par Peter Sloterdijk ou Donna Haraway. Parmi les auteurs qui ont influencé ses travaux, on peut mentionner notamment Vladimir Jankelevitch, Michel Foucault et Jacques Derrida.
Juive par sa mère dont une grande partie de la famille a été exterminée à Auschwitz, Élisabeth de Fontenay est restée très attachée à cette culture. Elle est actuellement présidente de la « Commission Enseignement de la Shoah » de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et membre du comité de parrainage de l'association La paix maintenant pour la promotion du mouvement israélien Shalom Archav.
Elle fait aussi partie du Comité d'éthique ERMES aux côtés notamment d'Henri Atlan. Préoccupée par les questions éthiques concernant le traitement des animaux, elle a publié en collaboration avec Donald M. Broom Le Bien-être animal (Éditions du Conseil de l'Europe, « Regard éthique », 2006) qui expose les problèmes d'éthique soulevés par ce sujet en exposant les points de vue religieux et les positions des différents pays.
Depuis septembre 2010, Élisabeth de Fontenay présente, avec Fabienne Chauvière, l'émission de radio Vivre avec les bêtes consacrée aux animaux sur France Inter. À compter de septembre 2011, c'est avec Allain Bougrain-Dubourg qu'elle fait équipe pour animer l'émission.
1) Abattoirs et Shoah
Elisabeth de Fontenay fait, dans la préface de son ouvrage Le silence des bêtes, un parallèle entre les méthodes génocidaires nazies et l'industrie agro-alimentaire :
« Oui, les pratiques d'élevage et de mise à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une seule condition : que l'on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des Juifs d'Europe, ce qui donne pour tâche de transformer l'expression figée “comme des brebis à l'abattoir” en une métaphore vive. Car ce n'est pas faire preuve de manquement à l'humain que de conduire une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice. »
Et encore :
« On sait que la grande majorité de ceux qui, descendant des trains, se retrouvaient sur les rampes des camps d'extermination ne parlait pas allemand, ne comprenait rien à ces mots qui ne leur étaient pas adressés comme une parole humaine, mais qui s'abattaient sur eux dans la rage et les hurlements. Or, subir une langue qui n'est plus faite de mots mais seulement de cris de haine et qui n'exprime rien d'autre que le pouvoir infini de la terreur, le paroxysme de l'intelligibilité meurtrière, n'est-ce-pas précisément le sort que connaissent tant et tant d'animaux ? »
— Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, la philosophie à l'épreuve de l'animalité.
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Une idée que je partage depuis longtemps sans savoir qu'elle était théorisée - et critiquée par nombre de penseurs actuels -, le parallèle fait entre la Shoah et l'extermination animale à des fins alimentaires... Elisabeth de Fontenay cite divers auteurs et philosophes qui se sont intéressés à cette souffrance :
"Dans le dernier chapitre du Silence des bêtes, j’avais consacré de nombreuses pages à cette obsession juive d’après 45. Et j’avais cité très longuement [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], j'avais cité aussi Adorno et Horkheimer et bien d'autres, Romain Gary, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]… Je découvre maintenant Kertész. On doit ajouter Derrida, parce que ce qui vient d’être dit par Florence Burgat peut être complètement pris en charge par le concept derridien, ce mot-valise, cette espèce de surdétermination : carnophallogocentrisme. C’est vraiment ce concept qui règle la domination en ce qu’elle s’originerait au mangeur de viande."
("Un Eternel Treblinka, France culture : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] )
Parmi les auteurs cités, Adorno a écrit :
« Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et peut penser : ce ne sont que des animaux »
Un autre auteur, [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien], a dit, concernant la souffrance animale et la sensibilité qu'il a pu montrer à cet égard :
« Tous ces philosophes, les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu'un comme toi ? Ils se sont persuadés que l'homme, espèce pécheresse entre toutes, domine la création. Toutes les autres créatures n'auraient été créées que pour lui procurer de la nourriture, des fourrures, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, c'est un éternel Treblinka. »"
Et Derrida a dit :
« Il faudra bien qu’on revoie l’élevage industriel concentrationnaire, qui constitue un véritable génocide animal ».
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2) L'abaissement de l'animal
Elisabeth de Fontenay explique le continuel abaissement de l'animal par l'homme. Par exemple, pour insulter un homme, on ne le traite pas de chose, mais d'animal ("rat", "blaireau", "chien"...) :
"C’est la grande tradition métaphysique de l’humanisme du propre de l’homme qui a marqué obsessionnellement la différence spécifique, qui est responsable de cette péjoration : on commence par exclure les animaux du droit, puis, pour exclure des hommes appartenant à d’autres cultures, on les traite de bêtes."
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3) La philanthropia
Dans l'émission suivante, Elisabeth de Fontenay nous dit le goût qu'elle a eu de travailler "à côté" avec Derrida, "à côté" car pas dans les problématiques qui pourraient sembler majeures ou fondamentales.
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Elle cite, dans ses ouvrages, la philanthropia de Plutarque, auteur romain qui disait que tuer le cheval qui nous avait servi toute sa vie était horrible, qu'aimer les animaux était aller sur la voie de l'humanisation :
"Il faut encore que, pour être non pas tant hommes qu'humains, nous sachions passer les bornes de notre espèce afin de ressentir la réalité d'une parenté, afin de pratiquer la douceur et la justice vis-à-vis de ceux qui comme nous ont une âme et peut-être même, ainsi que le pense parfois Plutarque, disposent de la raison"
Le Silence des Bêtes
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Extrait des Vies des Hommes illustres de Plutarque :
"Le peuple d'Athènes, écrit ailleurs Plutarque, après avoir bâti l'Hécatompédon, renvoya toutes les bêtes de charge qui avaient travaillé à la construction de cet édifice, et les laissa paître en liberté tout le reste de leur vie. Un de ces animaux vint un jour, de lui-même, se présenter au travail; il se mit à la tête des bêtes de somme qui traînaient des chariots à la citadelle, et, marchant devant elles, semblait les exhorter et les animer à l'ouvrage. Les Athéniens ordonnèrent, par un décret, que cet animal serait nourri jusqu'à sa mort aux dépens du public. En effet, il ne faut pas se servir des êtres animés comme on se sert de souliers ou d'autres effets de cette espèce, qu'on jette lorsqu'il sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même un boeuf qui aurait vieilli en labourant mes terres; à plus forte raison je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps, et qu'il regarde comme sa patrie (...) L'homme doué de bonté doit nourrir ses chevaux épuisés par l'âge et soigner les chiots, mais aussi les chiens devenus vieux (...). Et de ce fait, nous ne devons pas traiter les êtres vivants comme des chaussures ou des ustensiles, qu'on jette quand ils sont abîmés ou usés ou à force de servir, car il faut s'habituer à être doux et clément envers eux, sinon pour une autre raison, du moins pour s'exercer à la pratique de la vertu d'humanité...".
(Plutarque, Caton. Les vies des hommes illustres , tome 2, Paris, Furne et Cie, p. 38-39.)
Aimer les animaux est selon elle une "paideia", une "Bildung", un apprentissage, loin d'être inné. L'enfant n'est pas naturellement bon avec les bêtes et peut même faire preuve de cruauté, plus que les autres. Quand elle dit qu'elle ne laisserait jamais un animal en tête à tête avec un enfant, il me vient la même pensée, et plus d'un seraient choqués de savoir que ce n'est pas pour l'enfant que nous aurions peur...
4) Elisabeth de Fontenay raconte Yourcenar
Marguerite Yourcenar donne une belle place à l'animal dans son œuvre, comme nous le rappelle Elisabeth de Fontenay dans l'émission du 23/10/11 (19mn30):
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A la question qu'on lui posait : "Pourquoi êtes-vous végétarienne?", Yourcenar répondait : "Car je ne peux pas digérer la souffrance animale."
L'homme est le "prédateur roi", selon l'auteur.
Elle a lutté contre le privilège que les hommes se sont attribués sur le reste de la nature. J'adore ce propos antihumaniste, qui résonne de façon si vraie (mis en gras et souligné):
Je trouve atroce d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver, au moment où les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces », comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur.
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"Je me dis souvent que si nous n'avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper, nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun — dérisoire parce qu'elle va à l'encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d'eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l'automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d'un bois pour s'épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l'avenir . En tout cas, ce n'est plus un homo sapiens."
Yourcenar a été une militante de la cause animale, végétarienne. Elle s'est battue pour les bébés phoques avec Brigitte Bardot, a multiplié les combats écologiques et pour l'animal.
"L'animal ne possède rien sauf la vie que nous lui prenons."
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5) De Fontenay sur la corrida
A propos de la corrida à laquelle s'oppose farouchement la philosophe, elle dit que c'est un "combat truqué" où l'"animal (est) esquinté, aveuglé par le sang"
C'est un "jeu à l'héroïsme bravache", à l'"excitation virile"...
"Ce culte de l'héroïsme viril pue son Viva la muerte fasciste." Hugo, Zola avec elles, grands défenseurs de causes humaines :
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Dernière édition par Kashima le Ven 31 Oct 2014 - 18:58, édité 2 fois
Kashima- Faux-monnayeur
- Nombre de messages : 6546
Date d'inscription : 29/09/2008
L'animal que donc je suis - Derrida
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Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis - et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d'un animal, par exemple les yeux d'un chat, j'ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne. Pourquoi ce mal ? J'ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. Du mal à faire taire en moi une protestation contre l'indécence. Contre la malséance qu'il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde sans bouger, juste pour voir. Malséance de tel animal nu devant l'autre animal, dès lors, on dirait une sorte d'animalséance : l'expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu'il y aurait à paraître nu en vérité, devant le regard insistant de l'animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant. Un regard de voyant, de visionnaire ou d'aveugle extra-lucide. C'est comme si j'avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi honte d'avoir honte. Réflexion de la honte, miroir d'une honte honteuse d'elle-même, d'une honte à la fois spéculaire, injustifiable et inavouable. Au centre optique d'une telle réflexion se trouverait la chose - et à mes yeux le foyer de cette expérience incomparable qu'on appelle la nudité. Et dont on croit qu'elle est le propre de l'homme, c'est-à-dire étrangère aux animaux, nus qu'ils sont, pense-t-on alors, sans la moindre conscience de l'être. Honte de quoi et nu devant qui ? Pourquoi se laisser envahir de honte ? Et pourquoi cette honte qui rougit d'avoir honte ? Devant le chat qui me regarde nu, aurais-je honte comme une bête qui n'a plus le sens de sa nudité ? Ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la nudité ? Qui suis-je alors ? Qui est-ce que je suis ? A qui le demander sinon à l'autre ? Et peut-être au chat lui-même ?
Présentation du livre (extrait du site : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] )
L’animal que donc je suis est le dernier livre publié par Derrida (posthume, donc). Le livre a été édité par Marie Louise Mallet à partir de textes et d’enregistrements de conférences données à Cerisy. Le thème du livre est le statut de l’animal dans la philosophie moderne et contemporaine. Derrida y examine successivement les œuvres de Descartes, Kant, Levinas, Lacan et Heidegger (dans cet ordre).
A ces auteurs il demande, s’appuyant sur la connaissance qu’il a de l’œuvre de chacun : qu’en est-il ici de l’animal ? comment est-il conçu ? comment est-il présenté ? comment est pensée la différence entre l’homme et l’animal, voire, plus généralement entre le vivant humain et le vivant non humain ? et, finalement, comment l’animal est-il traité ou, souvent, maltraité (il s’agit ici d’une maltraitance théorique, bien sûr, mais Derrida suggère qu’elle n’est pas sans conséquences sur le traitement réel des animaux) ?
Première remarque (que Derrida formulera au moins une demi douzaine de fois dans son texte, remarque, donc, insistante) : tous ces philosophes (ceux qu’il étudie et sans doute aussi bien d’autres) nous parlent de l’animal comme d’une entité unique. Il signale quelques rares exceptions (Deleuze, par exemple). Mais, dit-il, la très grande majorité des philosophes paraissent ne pas avoir le moindre souci des différences qui peuvent exister entre les animaux eux-mêmes (par exemple entre un phacochère et un lézard, entre une lamproie et un papillon, etc.). Tout ceci, donc, tout ce bestiaire, tombe sous un unique concept : celui d’animal.
Seconde remarque : en subsumant ainsi sous le concept d’animal une grande diversité de situations vivantes réelles, ces philosophes se mettent en situation de ne pas repérer des distinctions essentielles pour l’analyse de l’homme qu’ils visent tous, en dernier ressort. C’est ainsi que l’opération qui consiste à identifier le propre (ou plutôt les propres) de l’homme se résout en une série d’affirmations plus ou mois arbitraires (la parole, la raison, la culture, la technique, le mensonge, le rire, le respect, etc.) qui aboutissent à confirmer le statut de supériorité de l’homme et ses droits vis-à-vis de l’animal sans l’interroger véritablement. Que savons-nous, après tout, dit Derrida, de se qui distingue la vie des animaux de la nôtre ? Et surtout, à faire semblant de le savoir, est-ce que nous ne nous limitons pas sévèrement les conceptions que nous pouvons nous faire de nous-mêmes ?
Troisième remarque : les remarques qui précèdent ne doivent toutefois pas être interprétées comme une concession faite à la psychologie évolutionniste qui voudrait, elle, dégager les fondements biologiques de la culture voire de l’éthique en faisant comme si les science positives avaient autorité pour trancher des questions philosophiques. Il ne s’agit pas, en somme, d’estomper les différences entre l’homme et les animaux qui lui sont les plus apparentés (mammifères et primates), mais plutôt d’analyser finement ces différences. Plus finement, du moins, qu’on ne l’a généralement fait jusqu’ici.
L’ordre d’exposition choisi par Derrida (d’abord Descartes, ensuite Kant, puis Levinas, puis Lacan et, finalement, Heidegger) n’est pas arbitraire. Il correspond au degré de problématisation de la question de l’animal qu’on trouve dans chacune des œuvres considérées. C’est donc chez Heidegger que Derrida trouve la problématisation la plus conséquente et la plus suivie. Cependant, le texte sur Heidegger (qui renvoie au séminaire que ce dernier a donné en 1929-1930, donc peu après la publication de Sein und Zeit) constitue l’étude la moins aboutie. Derrida s’en excuse, invoque le manque de temps, dit le désir qu’il aurait de « rendre justice » aux analyses de Heidegger, etc. Du reste, le texte publié est en réalité la transcription de simples notes exposées oralement lors d’une séance à Cerisy. Mais l’ensemble dessine nettement ce qui était vraisemblablement (supposition confirmée par ML Mallet dans sa préface) un projet de livre.
L’ensemble du texte fait apparaître un étonnant Derrida qui affirme avoir, tout au long de son œuvre, été préoccupé et même quasiment hanté par la question de l’animal (cela ne m’avait pas frappé, à vrai dire, et je ne suis pas sûr que beaucoup de lecteurs ait lu Derrida de cette façon). Il incite donc à le relire avec un regard averti de ce qui apparaît, après-coup, comme une des arrière-pensées de l’auteur. Il incite aussi, bien sûr, et cela très explicitement, à remettre en chantier, dans la philosophie, la question de l’animal et de l’animalité.
Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis - et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d'un animal, par exemple les yeux d'un chat, j'ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne. Pourquoi ce mal ? J'ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. Du mal à faire taire en moi une protestation contre l'indécence. Contre la malséance qu'il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde sans bouger, juste pour voir. Malséance de tel animal nu devant l'autre animal, dès lors, on dirait une sorte d'animalséance : l'expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu'il y aurait à paraître nu en vérité, devant le regard insistant de l'animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant. Un regard de voyant, de visionnaire ou d'aveugle extra-lucide. C'est comme si j'avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi honte d'avoir honte. Réflexion de la honte, miroir d'une honte honteuse d'elle-même, d'une honte à la fois spéculaire, injustifiable et inavouable. Au centre optique d'une telle réflexion se trouverait la chose - et à mes yeux le foyer de cette expérience incomparable qu'on appelle la nudité. Et dont on croit qu'elle est le propre de l'homme, c'est-à-dire étrangère aux animaux, nus qu'ils sont, pense-t-on alors, sans la moindre conscience de l'être. Honte de quoi et nu devant qui ? Pourquoi se laisser envahir de honte ? Et pourquoi cette honte qui rougit d'avoir honte ? Devant le chat qui me regarde nu, aurais-je honte comme une bête qui n'a plus le sens de sa nudité ? Ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la nudité ? Qui suis-je alors ? Qui est-ce que je suis ? A qui le demander sinon à l'autre ? Et peut-être au chat lui-même ?
Présentation du livre (extrait du site : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] )
L’animal que donc je suis est le dernier livre publié par Derrida (posthume, donc). Le livre a été édité par Marie Louise Mallet à partir de textes et d’enregistrements de conférences données à Cerisy. Le thème du livre est le statut de l’animal dans la philosophie moderne et contemporaine. Derrida y examine successivement les œuvres de Descartes, Kant, Levinas, Lacan et Heidegger (dans cet ordre).
A ces auteurs il demande, s’appuyant sur la connaissance qu’il a de l’œuvre de chacun : qu’en est-il ici de l’animal ? comment est-il conçu ? comment est-il présenté ? comment est pensée la différence entre l’homme et l’animal, voire, plus généralement entre le vivant humain et le vivant non humain ? et, finalement, comment l’animal est-il traité ou, souvent, maltraité (il s’agit ici d’une maltraitance théorique, bien sûr, mais Derrida suggère qu’elle n’est pas sans conséquences sur le traitement réel des animaux) ?
Première remarque (que Derrida formulera au moins une demi douzaine de fois dans son texte, remarque, donc, insistante) : tous ces philosophes (ceux qu’il étudie et sans doute aussi bien d’autres) nous parlent de l’animal comme d’une entité unique. Il signale quelques rares exceptions (Deleuze, par exemple). Mais, dit-il, la très grande majorité des philosophes paraissent ne pas avoir le moindre souci des différences qui peuvent exister entre les animaux eux-mêmes (par exemple entre un phacochère et un lézard, entre une lamproie et un papillon, etc.). Tout ceci, donc, tout ce bestiaire, tombe sous un unique concept : celui d’animal.
Seconde remarque : en subsumant ainsi sous le concept d’animal une grande diversité de situations vivantes réelles, ces philosophes se mettent en situation de ne pas repérer des distinctions essentielles pour l’analyse de l’homme qu’ils visent tous, en dernier ressort. C’est ainsi que l’opération qui consiste à identifier le propre (ou plutôt les propres) de l’homme se résout en une série d’affirmations plus ou mois arbitraires (la parole, la raison, la culture, la technique, le mensonge, le rire, le respect, etc.) qui aboutissent à confirmer le statut de supériorité de l’homme et ses droits vis-à-vis de l’animal sans l’interroger véritablement. Que savons-nous, après tout, dit Derrida, de se qui distingue la vie des animaux de la nôtre ? Et surtout, à faire semblant de le savoir, est-ce que nous ne nous limitons pas sévèrement les conceptions que nous pouvons nous faire de nous-mêmes ?
Troisième remarque : les remarques qui précèdent ne doivent toutefois pas être interprétées comme une concession faite à la psychologie évolutionniste qui voudrait, elle, dégager les fondements biologiques de la culture voire de l’éthique en faisant comme si les science positives avaient autorité pour trancher des questions philosophiques. Il ne s’agit pas, en somme, d’estomper les différences entre l’homme et les animaux qui lui sont les plus apparentés (mammifères et primates), mais plutôt d’analyser finement ces différences. Plus finement, du moins, qu’on ne l’a généralement fait jusqu’ici.
L’ordre d’exposition choisi par Derrida (d’abord Descartes, ensuite Kant, puis Levinas, puis Lacan et, finalement, Heidegger) n’est pas arbitraire. Il correspond au degré de problématisation de la question de l’animal qu’on trouve dans chacune des œuvres considérées. C’est donc chez Heidegger que Derrida trouve la problématisation la plus conséquente et la plus suivie. Cependant, le texte sur Heidegger (qui renvoie au séminaire que ce dernier a donné en 1929-1930, donc peu après la publication de Sein und Zeit) constitue l’étude la moins aboutie. Derrida s’en excuse, invoque le manque de temps, dit le désir qu’il aurait de « rendre justice » aux analyses de Heidegger, etc. Du reste, le texte publié est en réalité la transcription de simples notes exposées oralement lors d’une séance à Cerisy. Mais l’ensemble dessine nettement ce qui était vraisemblablement (supposition confirmée par ML Mallet dans sa préface) un projet de livre.
L’ensemble du texte fait apparaître un étonnant Derrida qui affirme avoir, tout au long de son œuvre, été préoccupé et même quasiment hanté par la question de l’animal (cela ne m’avait pas frappé, à vrai dire, et je ne suis pas sûr que beaucoup de lecteurs ait lu Derrida de cette façon). Il incite donc à le relire avec un regard averti de ce qui apparaît, après-coup, comme une des arrière-pensées de l’auteur. Il incite aussi, bien sûr, et cela très explicitement, à remettre en chantier, dans la philosophie, la question de l’animal et de l’animalité.
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
Montaigne, les animaux et l'homme
Émission du 16 octobre 2011 : Elisabeth de Fontenay nous raconte Montaigne.
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Quelques citations tirées des Essais, d'un "homme qui veut du bien aux animaux".
«La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison» (Montaigne, Les Essais, II, 12).
«Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille. Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c’est sous le visage d’une même nature. Il faut contraindre l’homme et le ranger dans les barrières de cette police. »
Sur la cruauté :
En ce qui me concerne, je n'ai jamais pu voir sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, sans défense, et qui ne nous a rien fait! Et comme il arrive assez couramment que le cerf, se sentant hors d'haleine et à bout de forces, n'a plus rien d'autre à faire que de se retourner et de se rendre à nous qui le poursuivons, implorant notre pitié,
Et par ses plaintes, sanglant,
comme une âme en peine...
[Virgile, Énéide, VII, 501]
cela m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
39. Je ne prends guère de bête vivante à qui je ne redonne la clé des champs. Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant.
Je crois que c'est du sang des bêtes sauvages,
que le fer a été maculé tout d'abord.
[Ovide, Métamorphoses, XV, 106]
Un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes témoignent d'une propension naturelle à la cruauté.
40. Quand on se fut habitué, à Rome, aux spectacles de mises à mort d'animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs. [Tiens, tiens... Ca rejoint lidée du paralléisme entre la Shoah et les massacres d'animaux...] La Nature, je le crains, a donné à l'Homme un penchant à l'inhumanité. Personne ne prend plaisir à voir des bêtes jouer et se caresser — et tout le monde en prend à les voir s'entre-déchirer et se démembrer.
41. Qu'on ne se moque pas de la sympathie que j'ai pour elles: la théologie elle-même nous ordonne d'avoir de la mansuétude à leur égard. Elle considère que c'est un même maître qui nous a logés dans ce palais pour être à son service, et donc que les bêtes sont, comme nous, de sa famille; elle a donc raison de nous enjoindre d'avoir envers elles du respect et de l'affection. Pythagore emprunta l'idée de la métempsychose aux Égyptiens, mais elle a été adoptée depuis par plusieurs peuples, et le fut par nos druides:
Les âmes ne meurent pas; après avoir quitté leur séjour,
elles vont vivre dans nouvelles demeures, où elles s'installent.
[Ovide,Métamorphoses, XV, 106]
42. La religion des anciens Gaulois considérait que les âmes, étant éternelles, ne cessaient de bouger et de changer de place d'un corps à un autre et associait à cette fantaisie une certaine idée de la Justice divine: ils pensaient que selon le comportement de l'âme, quand elle avait habité Alexandre par exemple, Dieu lui assignait ensuite un autre corps à habiter, plus ou moins pénible et ayant un rapport à sa condition:
Il enferme les âmes dans le corps silencieux des animaux,
celles des cruels dans des ours, des voleurs dans des loups;
des fourbes dans des renards; et après les avoir durant de longues années
promenées par mille figures, il les purifie enfin dans le fleuve de l'oubli,
et leur rend forme humaine...
[Claudien, in Rufinum, II, 482]
43. Si l'âme avait été vaillante, ils la logeaient dans le corps d'un lion; voluptueuse, dans celui d'un porc; lâche dans celui d'un cerf ou d'un lièvre; malicieuse, dans celui d'un renard; et ainsi de suite... jusqu'à ce que, purifiée par ce châtiment, elle reprenne l'apparence du corps d'un autre homme.
Moi-même, il m'en souvient, durant la guerre de Troie,
Je fus Euphorbe, fils de Panthée...
[Pythagore, in Ovide, Métamorphoses, XV, 160-161]
44. Quant à ce cousinage entre nous et les bêtes, je n'en fais pas grand cas. Ni du fait que plusieurs peuples, et notamment les plus anciens et les plus nobles, ont non seulement admis des bêtes en leur société et leur compagnie, mais leur ont aussi donné un rang bien plus élevé qu'à eux-mêmes. C'est qu'ils les considéraient tantôt comme familières et favorites des dieux, et avaient donc envers eux un respect et une dévotion plus grande qu'envers des hommes, et tantôt même ne reconnaissaient pas d'autres dieu ni divinité qu'elles: « bêtes divinisées par les barbares qui en tirent profit. »[Cicéron, De natura deorum, I, 36]
Les uns adorent le crocodile, d'autres sont terrorisés
par l'ibis engraissé de serpents; le cercopithèque a une statue d'or,
Et des villes entières vénèrent tantôt un poisson, tantôt un chien.
45. L'interprétation que donne Plutarque de cette erreur, très judicieuse, est encore à leur honneur: il dit que ce n'était pas le chat ou le bœuf que les Égyptiens adoraient, mais qu'ils adoraient en ces animaux-là des représentations des facultés divines: dans le bœuf l'endurance et l'utilité, dans le chat, la vivacité ou — comme chez nos voisins les Bourguignons et dans toute l'Allemagne — l'incapacité de supporter l'enfermement, ce qui représentait pour eux la liberté qu'ils aimaient et adoraient plus que toute autre faculté divine; et ainsi pour les autres. Mais quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, des raisonnements qui tendent à prouver combien nous ressemblons étroitement aux animaux, combien ils participent de ce que nous considérons comme nos plus grands privilèges, et avec quelle vraisemblance on peut les comparer à nous, certes, j'en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous attribue sur les autres créatures.
46. Si on peut discuter de tout cela, il n'en reste pas moins que nous devons un certain respect et un devoir général d'humanité, non seulement envers les animaux, qui sont vivants et ont une sensibilité, mais envers les arbres et même les plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir. Il y une sorte de relation entre nous, et des obligations mutuelles. Je ne crains pas d'avouer la tendresse due à ma nature si puérile qui fait que je ne peux guère refuser la fête que mon chien me fait, ou qu'il me réclame, même quand ce n'est pas le moment.
47. Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un service public chargé de la nourriture des oies, grâce à la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé
Les Athéniens ordonnèrent que les mules et les mulets, qui avaient servi pour l'édification du temple appelé « Hecatompedon » fussent libres, et qu'on les laissât paître partout sans restriction.
48. Les gens d'Agrigente avaient l'habitude d'enterrer sérieusement les bêtes qu'ils avaient aimées, comme par exemple les chevaux ayant fait preuve d'un rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles, ou même ceux qui avaient servi à distraire leurs enfants. Et la magnificence, dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses, se voyait particulièrement à la somptuosité et au nombre des tombeaux élevés pour ces animaux-là: ils sont demeurés bien visibles des siècles plus tard. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux sacrés: ils embaumaient leurs corps et portaient le deuil lors de leur trépas.
49. Cimon fit élever une sépulture honorable pour les juments avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix dans la course des Jeux Olympiques. Xantippe l'ancien fit enterrer son chien sur un cap, sur la côte qui a, depuis, gardé ce nom. Et Plutarque avait scrupule, raconte-t-il, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un faible profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.
« Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi, plus que je ne fais d'elle »
Et cela date du XVIe siècle, et cela vient... d'un homme!
Bravo à Montaigne qui pensait que la chasse menait à la guerre, mais aussi que l'homme se distinguait par son inhumanité...
Autres extraits ici : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
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Quelques citations tirées des Essais, d'un "homme qui veut du bien aux animaux".
«La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison» (Montaigne, Les Essais, II, 12).
«Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille. Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c’est sous le visage d’une même nature. Il faut contraindre l’homme et le ranger dans les barrières de cette police. »
Sur la cruauté :
En ce qui me concerne, je n'ai jamais pu voir sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, sans défense, et qui ne nous a rien fait! Et comme il arrive assez couramment que le cerf, se sentant hors d'haleine et à bout de forces, n'a plus rien d'autre à faire que de se retourner et de se rendre à nous qui le poursuivons, implorant notre pitié,
Et par ses plaintes, sanglant,
comme une âme en peine...
[Virgile, Énéide, VII, 501]
cela m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
39. Je ne prends guère de bête vivante à qui je ne redonne la clé des champs. Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant.
Je crois que c'est du sang des bêtes sauvages,
que le fer a été maculé tout d'abord.
[Ovide, Métamorphoses, XV, 106]
Un naturel sanguinaire à l'égard des bêtes témoignent d'une propension naturelle à la cruauté.
40. Quand on se fut habitué, à Rome, aux spectacles de mises à mort d'animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs. [Tiens, tiens... Ca rejoint lidée du paralléisme entre la Shoah et les massacres d'animaux...] La Nature, je le crains, a donné à l'Homme un penchant à l'inhumanité. Personne ne prend plaisir à voir des bêtes jouer et se caresser — et tout le monde en prend à les voir s'entre-déchirer et se démembrer.
41. Qu'on ne se moque pas de la sympathie que j'ai pour elles: la théologie elle-même nous ordonne d'avoir de la mansuétude à leur égard. Elle considère que c'est un même maître qui nous a logés dans ce palais pour être à son service, et donc que les bêtes sont, comme nous, de sa famille; elle a donc raison de nous enjoindre d'avoir envers elles du respect et de l'affection. Pythagore emprunta l'idée de la métempsychose aux Égyptiens, mais elle a été adoptée depuis par plusieurs peuples, et le fut par nos druides:
Les âmes ne meurent pas; après avoir quitté leur séjour,
elles vont vivre dans nouvelles demeures, où elles s'installent.
[Ovide,Métamorphoses, XV, 106]
42. La religion des anciens Gaulois considérait que les âmes, étant éternelles, ne cessaient de bouger et de changer de place d'un corps à un autre et associait à cette fantaisie une certaine idée de la Justice divine: ils pensaient que selon le comportement de l'âme, quand elle avait habité Alexandre par exemple, Dieu lui assignait ensuite un autre corps à habiter, plus ou moins pénible et ayant un rapport à sa condition:
Il enferme les âmes dans le corps silencieux des animaux,
celles des cruels dans des ours, des voleurs dans des loups;
des fourbes dans des renards; et après les avoir durant de longues années
promenées par mille figures, il les purifie enfin dans le fleuve de l'oubli,
et leur rend forme humaine...
[Claudien, in Rufinum, II, 482]
43. Si l'âme avait été vaillante, ils la logeaient dans le corps d'un lion; voluptueuse, dans celui d'un porc; lâche dans celui d'un cerf ou d'un lièvre; malicieuse, dans celui d'un renard; et ainsi de suite... jusqu'à ce que, purifiée par ce châtiment, elle reprenne l'apparence du corps d'un autre homme.
Moi-même, il m'en souvient, durant la guerre de Troie,
Je fus Euphorbe, fils de Panthée...
[Pythagore, in Ovide, Métamorphoses, XV, 160-161]
44. Quant à ce cousinage entre nous et les bêtes, je n'en fais pas grand cas. Ni du fait que plusieurs peuples, et notamment les plus anciens et les plus nobles, ont non seulement admis des bêtes en leur société et leur compagnie, mais leur ont aussi donné un rang bien plus élevé qu'à eux-mêmes. C'est qu'ils les considéraient tantôt comme familières et favorites des dieux, et avaient donc envers eux un respect et une dévotion plus grande qu'envers des hommes, et tantôt même ne reconnaissaient pas d'autres dieu ni divinité qu'elles: « bêtes divinisées par les barbares qui en tirent profit. »[Cicéron, De natura deorum, I, 36]
Les uns adorent le crocodile, d'autres sont terrorisés
par l'ibis engraissé de serpents; le cercopithèque a une statue d'or,
Et des villes entières vénèrent tantôt un poisson, tantôt un chien.
45. L'interprétation que donne Plutarque de cette erreur, très judicieuse, est encore à leur honneur: il dit que ce n'était pas le chat ou le bœuf que les Égyptiens adoraient, mais qu'ils adoraient en ces animaux-là des représentations des facultés divines: dans le bœuf l'endurance et l'utilité, dans le chat, la vivacité ou — comme chez nos voisins les Bourguignons et dans toute l'Allemagne — l'incapacité de supporter l'enfermement, ce qui représentait pour eux la liberté qu'ils aimaient et adoraient plus que toute autre faculté divine; et ainsi pour les autres. Mais quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, des raisonnements qui tendent à prouver combien nous ressemblons étroitement aux animaux, combien ils participent de ce que nous considérons comme nos plus grands privilèges, et avec quelle vraisemblance on peut les comparer à nous, certes, j'en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous attribue sur les autres créatures.
46. Si on peut discuter de tout cela, il n'en reste pas moins que nous devons un certain respect et un devoir général d'humanité, non seulement envers les animaux, qui sont vivants et ont une sensibilité, mais envers les arbres et même les plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir. Il y une sorte de relation entre nous, et des obligations mutuelles. Je ne crains pas d'avouer la tendresse due à ma nature si puérile qui fait que je ne peux guère refuser la fête que mon chien me fait, ou qu'il me réclame, même quand ce n'est pas le moment.
47. Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un service public chargé de la nourriture des oies, grâce à la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé
Les Athéniens ordonnèrent que les mules et les mulets, qui avaient servi pour l'édification du temple appelé « Hecatompedon » fussent libres, et qu'on les laissât paître partout sans restriction.
48. Les gens d'Agrigente avaient l'habitude d'enterrer sérieusement les bêtes qu'ils avaient aimées, comme par exemple les chevaux ayant fait preuve d'un rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles, ou même ceux qui avaient servi à distraire leurs enfants. Et la magnificence, dont ils faisaient preuve ordinairement en toutes choses, se voyait particulièrement à la somptuosité et au nombre des tombeaux élevés pour ces animaux-là: ils sont demeurés bien visibles des siècles plus tard. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux sacrés: ils embaumaient leurs corps et portaient le deuil lors de leur trépas.
49. Cimon fit élever une sépulture honorable pour les juments avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix dans la course des Jeux Olympiques. Xantippe l'ancien fit enterrer son chien sur un cap, sur la côte qui a, depuis, gardé ce nom. Et Plutarque avait scrupule, raconte-t-il, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un faible profit, un bœuf qui l'avait longtemps servi.
« Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi, plus que je ne fais d'elle »
Et cela date du XVIe siècle, et cela vient... d'un homme!
Bravo à Montaigne qui pensait que la chasse menait à la guerre, mais aussi que l'homme se distinguait par son inhumanité...
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Rosa Luxembourg et les buffles
Un texte qui tord le ventre et fait venir les larmes :
Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Leur carrure est plus puissante et plus large que celle de nos boeufs ; ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses ; ce qui fait ressembler leur tête toute noire avec deux grands yeux doux plutôt à celle des moutons de chez nous. Ils sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre…
Les soldats qui conduisent l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces animaux qui vivaient à l’état sauvage et plus difficile encore de les dresser à traîner des fardeaux. Ces bêtes habituées à vivre en liberté, on les a terriblement maltraitées jusqu’à ce qu’elles comprennent qu’elles ont perdu la guerre : l’expression vae victis ["malheur aux vaincus", en latin] s’applique même à ces animaux… une centaine de ces bêtes se trouveraient en ce moment rien qu’à Breslau.
En plus des coups, eux qui étaient habitués aux grasses pâtures de Roumanie n’ ont pour nourriture que du fourrage de mauvaise qualité et en quantité tout à fait insuffisante. On les fait travailler sans répit, on leur fait traîner toutes sortes de chariots et à ce régime ils ne font pas long feu. Il y a quelques jours, donc, un de ces véhicules chargés de sacs entra dans la cour.
Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche. Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitié des bêtes.
Et nous autres, qui donc a pitié de nous? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle…
Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait… Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs.
C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes. Il n’est pas possible, devant la douleur d’un frère chéri, d’être secouée de sanglots plus douloureux que je ne l’étais dans mon impuissance devant cette souffrance muette.
Qu’ils étaient loin les pâturages de Roumanie, ces pâturages verts, gras et libres, qu’ils étaient inaccessibles, perdus à jamais. Comme là-bas tout – le soleil levant, les beaux cris des oiseaux ou l’appel mélodieux des pâtres – comme tout était différent. Et ici cette ville étrangère, horrible, l’étable étouffante, le foin écoeurant et moisi mélangé de paille pourrie, ces hommes inconnus et terribles et les coups, le sang ruisselant de la plaie ouverte…
Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aussi impuissants, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’affairaient autour du chariot, déchargeant de lourds ballots et les portant dans le bâtiment. Quant au soldat, il enfonça les deux mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues.
Et devant mes yeux je vis passer la guerre dans toute sa splendeur.
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Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles. C’était la première fois que je voyais ces animaux de près. Leur carrure est plus puissante et plus large que celle de nos boeufs ; ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses ; ce qui fait ressembler leur tête toute noire avec deux grands yeux doux plutôt à celle des moutons de chez nous. Ils sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre…
Les soldats qui conduisent l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces animaux qui vivaient à l’état sauvage et plus difficile encore de les dresser à traîner des fardeaux. Ces bêtes habituées à vivre en liberté, on les a terriblement maltraitées jusqu’à ce qu’elles comprennent qu’elles ont perdu la guerre : l’expression vae victis ["malheur aux vaincus", en latin] s’applique même à ces animaux… une centaine de ces bêtes se trouveraient en ce moment rien qu’à Breslau.
En plus des coups, eux qui étaient habitués aux grasses pâtures de Roumanie n’ ont pour nourriture que du fourrage de mauvaise qualité et en quantité tout à fait insuffisante. On les fait travailler sans répit, on leur fait traîner toutes sortes de chariots et à ce régime ils ne font pas long feu. Il y a quelques jours, donc, un de ces véhicules chargés de sacs entra dans la cour.
Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche. Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitié des bêtes.
Et nous autres, qui donc a pitié de nous? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle…
Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait… Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs.
C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale… J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes. Il n’est pas possible, devant la douleur d’un frère chéri, d’être secouée de sanglots plus douloureux que je ne l’étais dans mon impuissance devant cette souffrance muette.
Qu’ils étaient loin les pâturages de Roumanie, ces pâturages verts, gras et libres, qu’ils étaient inaccessibles, perdus à jamais. Comme là-bas tout – le soleil levant, les beaux cris des oiseaux ou l’appel mélodieux des pâtres – comme tout était différent. Et ici cette ville étrangère, horrible, l’étable étouffante, le foin écoeurant et moisi mélangé de paille pourrie, ces hommes inconnus et terribles et les coups, le sang ruisselant de la plaie ouverte…
Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aussi impuissants, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être. Pendant ce temps, les prisonniers s’affairaient autour du chariot, déchargeant de lourds ballots et les portant dans le bâtiment. Quant au soldat, il enfonça les deux mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues.
Et devant mes yeux je vis passer la guerre dans toute sa splendeur.
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Pour l'écouter lu : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] (vingtième minute environ)
Autre citation :
“Mon moi le plus profond appartient davantage aux mésanges charbonnières qu’aux camarades. (…)
Je voudrais une vie douce, je suis un chat ordinaire qui aime qu’on le caresse et ronronne. Malheureusement, l’humanité me donne la nausée, et j’éprouve toujours en présence des autres un sentiment de déchirement intérieur.”
Kashima- Faux-monnayeur
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Elisabeth de Fontenay : le deuil
Chronique sur le deuil d'un animal : (20e mn)
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“Alors, Lazare sentit que tout finissait une fois encore. Son chien mourait maintenant, et c’était une douleur disproportionnée, une désespérance où sa vie entière sombrait. Cette mort réveillait les autres morts, le déchirement n’avait pas été plus cruel, lorsqu’il avait traversé la cour, derrière le cercueil de sa mère. Quelque chose d’elle s’en allait de nouveau, il achevait de la perdre. Les mois de douleur cachée renaissaient, ses nuits troublées de cauchemars, ses promenades au petit cimetière, son épouvante devant l’éternité du jamais plus.”
—
Emile Zola, La Joie de vivre
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“Alors, Lazare sentit que tout finissait une fois encore. Son chien mourait maintenant, et c’était une douleur disproportionnée, une désespérance où sa vie entière sombrait. Cette mort réveillait les autres morts, le déchirement n’avait pas été plus cruel, lorsqu’il avait traversé la cour, derrière le cercueil de sa mère. Quelque chose d’elle s’en allait de nouveau, il achevait de la perdre. Les mois de douleur cachée renaissaient, ses nuits troublées de cauchemars, ses promenades au petit cimetière, son épouvante devant l’éternité du jamais plus.”
—
Emile Zola, La Joie de vivre
Kashima- Faux-monnayeur
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Peter Singer
La Libération animale (du philosophe australien cité par E. de Fontenay dans Sans offenser le genre humain) :
"Les chimpanzés, les chiens, les porcs et les membres adultes de beaucoup d'autres espèces dépassent de loin un enfant au cerveau endommagé ; certains enfants gravement déficients ne pourront jamais atteindre le niveau intellectuel d'un chien."
Parmi ses idées, il est pour que l'humain ne soit plus considéré comme sacré ([Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] et faire une différence de traitement entre des êtres qui ont les mêmes caractéristiques, c'est faire de "l'espécisme".
"Quand nous aurons réalisé que l'appartenance d'un être à notre propre espèce ne constitue pas en elle-même une raison suffisante pour qu'il soit toujours mal de le tuer, nous en arriverons peut-être à reconsidérer la politique actuelle qui veut préserver la vie humaine à tout prix, même dans le cas où il n'existe aucune perspective d'existence dotées d'un sens ou de vie sans terribles souffrances."
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Son livre La Libération animale (Animal Liberation) (1975, 2e édition en 1990 ; traduction française, Grasset, 1993) a influencé les mouvements modernes de protection des animaux. Dans son ouvrage, il argumente contre le spécisme : la discrimination entre les êtres sur la seule base de leur appartenance d'espèce, presque toujours en pratique en faveur des membres de l'espèce humaine et en défaveur des animaux non humains. L'idée est que tous les êtres capables de souffrir ou d'éprouver du plaisir (êtres sensibles) doivent être considérés comme moralement égaux, en ce sens que leurs intérêts doivent être pris en compte de manière égale. Il conclut en particulier que le fait d'utiliser des animaux pour se nourrir est injustifié car cela entraîne une souffrance disproportionnée par rapport aux bienfaits que les humains tirent de cette consommation ; et qu'il est donc moralement obligatoire de s'abstenir de manger la chair des animaux (végétarisme), voire tous les produits de leur exploitation (véganisme).
"Les chimpanzés, les chiens, les porcs et les membres adultes de beaucoup d'autres espèces dépassent de loin un enfant au cerveau endommagé ; certains enfants gravement déficients ne pourront jamais atteindre le niveau intellectuel d'un chien."
Parmi ses idées, il est pour que l'humain ne soit plus considéré comme sacré ([Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] et faire une différence de traitement entre des êtres qui ont les mêmes caractéristiques, c'est faire de "l'espécisme".
"Quand nous aurons réalisé que l'appartenance d'un être à notre propre espèce ne constitue pas en elle-même une raison suffisante pour qu'il soit toujours mal de le tuer, nous en arriverons peut-être à reconsidérer la politique actuelle qui veut préserver la vie humaine à tout prix, même dans le cas où il n'existe aucune perspective d'existence dotées d'un sens ou de vie sans terribles souffrances."
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Son livre La Libération animale (Animal Liberation) (1975, 2e édition en 1990 ; traduction française, Grasset, 1993) a influencé les mouvements modernes de protection des animaux. Dans son ouvrage, il argumente contre le spécisme : la discrimination entre les êtres sur la seule base de leur appartenance d'espèce, presque toujours en pratique en faveur des membres de l'espèce humaine et en défaveur des animaux non humains. L'idée est que tous les êtres capables de souffrir ou d'éprouver du plaisir (êtres sensibles) doivent être considérés comme moralement égaux, en ce sens que leurs intérêts doivent être pris en compte de manière égale. Il conclut en particulier que le fait d'utiliser des animaux pour se nourrir est injustifié car cela entraîne une souffrance disproportionnée par rapport aux bienfaits que les humains tirent de cette consommation ; et qu'il est donc moralement obligatoire de s'abstenir de manger la chair des animaux (végétarisme), voire tous les produits de leur exploitation (véganisme).
Kashima- Faux-monnayeur
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Snake, DH Lawrence
Voici un poème de Lawrence, qui raconte la rencontre entre un homme et un serpent. L'intrus méconnu est venu boire à l'abreuvoir du poète : ce dernier va-t-il obéir aux pulsions tueuses de l'être humain?
La description qu'il fait de ce reptile est si subtile qu'on se représente la scène de façon sensible, et la comparaison avec l'albatros de Baudelaire rend encore plus forte la profondeur de la frontière entre l'homme et l'animal. C'est un poème beau et émouvant.
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Un serpent est venu jusqu’à mon abreuvoir.
Il faisait chaud, si chaud ! Et moi
encore en pyjama pour raison de chaleur
j’y venais boire.
Dans cette ombre aux senteurs étranges et profondes
de mon immense et sombre caroubier
j’ai descendu les marches avec une carafe
et là, j’ai dû attendre, et attendre debout
car à cet abreuvoir il y avait déjà
quelqu’un.
D’une fissure obscure ouverte au mur de terre,
il étirait son ventre aux mous jaunes et bruns
par dessus le rebord pierreux de l’abreuvoir
et reposait sa tête sur la dalle
où l’eau du robinet qui coulait goutte à goutte
avait formé une petite flaque.
Très délicat, et de sa bouche rectiligne,
et entre ses gencives rectilignes, il but
tout doucement, son long corps assoupli
en silence.
Quelqu’un, à l’abreuvoir, était là, avant moi
et j’attendais mon tour, au second rang.
S’arrêtant de boire, il leva la tête
ainsi que le font les bestiaux.
Longtemps me regarda comme font les bestiaux
quand ils boivent
Vite, fit onduler la fourche de sa langue
entre ses lèvres puis médita un instant
et se pencha pour boire encore un peu
lui qui était aussi brun que la terre
et aussi doré que la terre, et venait
des entrailles brûlées de la terre
en ce jour sicilien de juillet
avec, au loin, l’Etna et ses fumées.
Mon éducation me disait
qu’il fallait le tuer, ce serpent
car ici, en Sicile, les noirs sont innocents,
les dorés venimeux.
Des voix en moi disaient, si tu étais un homme
tu prendrais un bâton, tu briserais la bête
et tu l’achèverais.
Mais dois-je confesser à quel point je l’aimais,
combien j’étais content qu’il fût mon invité
et qu’il bût dans mon abreuvoir
et qu’il reparte en paix sans un remerciement
vers l’antre brûlant de la terre.
Est-ce par lâcheté que je n’osais le tuer ?
Étais-je donc pervers de vouloir lui parler ?
Était-ce humilité de me voir honoré ?
Oui, j’étais honoré.
Et malgré tout, ces voix :
“Si tu n’avais pas peur, tu oserais le tuer !”
C’est vrai que j’avais peur. Oui, j’avais vraiment peur.
Surtout, je me sentais, plus encore, honoré
qu’il eût cherché ainsi mon hospitalité,
venant, ainsi des sombres secrets de la terre.
Il but à satiété
et, rêveur, releva la tête
comme le font ceux qui ont bu
et il fit onduler la noirceur de sa langue,
comme une nuit fourchue dans la lumière.
Lentement, il tourna la tête
et lentement, très lentement, comme en un triple rêve
il se mit à plier sa lenteur allongée
et à grimper la rive fendillée de mon fronton.
Et lorsque dans l’horrible trou il enfonça la tête,
s’étirant lentement, enfilant ses épaules
de serpent,
une sorte d’horreur contre cette retraite,
une révolte au vu de l’horrible trou noir,
quand délibérément vers cette obscurité
il étirait ainsi le corps après la tête,
m’envahit, maintenant qu’il me tournait le dos.
Et regardant autour de moi, je posai ma carafe.
Je ramassai une branche difforme
et la jetai vers l’abreuvoir où, bruyante,
elle atterrit avec un claquement.
Je n’ai pas touché le serpent, semble-t-il
mais la partie qui pendouillait se convulsa
et, sous l’effet d’une hâte honteuse,
se tortilla comme un éclair et disparut
dans le fronton, dans le trou noir,
cette fissure, ces lèvres de la terre
que je fixais avec fascination
dans l’immobile intensité de mi-journée.
J’ai immédiatement regretté.
Je pensais : mais quelle action mesquine,
à la fois vulgaire et méchante !
Je ne ressentais que mépris pour les voix
de mon humaine et détestable éducation.
Et j’ai pensé à l’albatros*
et j’aurais souhaité qu’il revînt, mon serpent
car, à nouveau, pour moi, il évoquait un roi
en exil, sans couronne, au royaume des ombres,
mais devant, à nouveau, se faire couronner.
Je suis ainsi passé tout à côté
d’un noble seigneur de la vie.
J’ai quelque chose à expier : une petitesse.
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Traduit de l'anglais : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
A écouter (lu et commenté là, en milieu d'émission : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
La description qu'il fait de ce reptile est si subtile qu'on se représente la scène de façon sensible, et la comparaison avec l'albatros de Baudelaire rend encore plus forte la profondeur de la frontière entre l'homme et l'animal. C'est un poème beau et émouvant.
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Un serpent est venu jusqu’à mon abreuvoir.
Il faisait chaud, si chaud ! Et moi
encore en pyjama pour raison de chaleur
j’y venais boire.
Dans cette ombre aux senteurs étranges et profondes
de mon immense et sombre caroubier
j’ai descendu les marches avec une carafe
et là, j’ai dû attendre, et attendre debout
car à cet abreuvoir il y avait déjà
quelqu’un.
D’une fissure obscure ouverte au mur de terre,
il étirait son ventre aux mous jaunes et bruns
par dessus le rebord pierreux de l’abreuvoir
et reposait sa tête sur la dalle
où l’eau du robinet qui coulait goutte à goutte
avait formé une petite flaque.
Très délicat, et de sa bouche rectiligne,
et entre ses gencives rectilignes, il but
tout doucement, son long corps assoupli
en silence.
Quelqu’un, à l’abreuvoir, était là, avant moi
et j’attendais mon tour, au second rang.
S’arrêtant de boire, il leva la tête
ainsi que le font les bestiaux.
Longtemps me regarda comme font les bestiaux
quand ils boivent
Vite, fit onduler la fourche de sa langue
entre ses lèvres puis médita un instant
et se pencha pour boire encore un peu
lui qui était aussi brun que la terre
et aussi doré que la terre, et venait
des entrailles brûlées de la terre
en ce jour sicilien de juillet
avec, au loin, l’Etna et ses fumées.
Mon éducation me disait
qu’il fallait le tuer, ce serpent
car ici, en Sicile, les noirs sont innocents,
les dorés venimeux.
Des voix en moi disaient, si tu étais un homme
tu prendrais un bâton, tu briserais la bête
et tu l’achèverais.
Mais dois-je confesser à quel point je l’aimais,
combien j’étais content qu’il fût mon invité
et qu’il bût dans mon abreuvoir
et qu’il reparte en paix sans un remerciement
vers l’antre brûlant de la terre.
Est-ce par lâcheté que je n’osais le tuer ?
Étais-je donc pervers de vouloir lui parler ?
Était-ce humilité de me voir honoré ?
Oui, j’étais honoré.
Et malgré tout, ces voix :
“Si tu n’avais pas peur, tu oserais le tuer !”
C’est vrai que j’avais peur. Oui, j’avais vraiment peur.
Surtout, je me sentais, plus encore, honoré
qu’il eût cherché ainsi mon hospitalité,
venant, ainsi des sombres secrets de la terre.
Il but à satiété
et, rêveur, releva la tête
comme le font ceux qui ont bu
et il fit onduler la noirceur de sa langue,
comme une nuit fourchue dans la lumière.
Lentement, il tourna la tête
et lentement, très lentement, comme en un triple rêve
il se mit à plier sa lenteur allongée
et à grimper la rive fendillée de mon fronton.
Et lorsque dans l’horrible trou il enfonça la tête,
s’étirant lentement, enfilant ses épaules
de serpent,
une sorte d’horreur contre cette retraite,
une révolte au vu de l’horrible trou noir,
quand délibérément vers cette obscurité
il étirait ainsi le corps après la tête,
m’envahit, maintenant qu’il me tournait le dos.
Et regardant autour de moi, je posai ma carafe.
Je ramassai une branche difforme
et la jetai vers l’abreuvoir où, bruyante,
elle atterrit avec un claquement.
Je n’ai pas touché le serpent, semble-t-il
mais la partie qui pendouillait se convulsa
et, sous l’effet d’une hâte honteuse,
se tortilla comme un éclair et disparut
dans le fronton, dans le trou noir,
cette fissure, ces lèvres de la terre
que je fixais avec fascination
dans l’immobile intensité de mi-journée.
J’ai immédiatement regretté.
Je pensais : mais quelle action mesquine,
à la fois vulgaire et méchante !
Je ne ressentais que mépris pour les voix
de mon humaine et détestable éducation.
Et j’ai pensé à l’albatros*
et j’aurais souhaité qu’il revînt, mon serpent
car, à nouveau, pour moi, il évoquait un roi
en exil, sans couronne, au royaume des ombres,
mais devant, à nouveau, se faire couronner.
Je suis ainsi passé tout à côté
d’un noble seigneur de la vie.
J’ai quelque chose à expier : une petitesse.
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Paul Claudel et les animaux
Extrait de l'émission "Vivre avec les Bêtes". Elisabeth de Fontenay parle de Claudel :
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« Dans ma jeunesse, les rues étaient pleines de chevaux et d'oiseaux. Ils ont disparu. L'habitant des grandes villes ne voit plus les animaux que sous leur aspect de chair morte qu'on lui vend chez le boucher. La mécanique a tout remplacé. Et bientôt ce sera la même chose dans les campagnes. (...) Maintenant, une vache est un laboratoire vivant (...), le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée. Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et des sœurs de l'homme, des signifiants de la sagesse divine, que l'on doit traiter avec respect ? Qu'a-t-on fait de ces pauvres serviteurs ? L'homme les a cruellement licenciés. Il n'y a plus de liens entre eux et nous. »
— Paul Claudel, Bestiaire spirituel, Mermod (1949), pp.127-128.
[i]
— Paul Claudel, Bestiaire spirituel, Mermod (1949), pp.127-128.
[i]
Kashima- Faux-monnayeur
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Derrida, L'animal que donc je suis
« De quelque façon qu’on l’interprète, quelque conséquence pratique, technique, scientifique, juridique, éthique, ou politique qu’on en tire, personne aujourd’hui ne peut nier cet événement, à savoir les proportions sans précédent de cet assujettissement de l’animal. (…) Personne ne peut plus nier sérieusement et longtemps que les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour dissimuler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides (il y a aussi des génocides d’animaux : le nombre des espèces en voie de disparition du fait de l’homme est à couper le souffle). De la figure du génocide il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite. Car elle se complique ici : l’anéantissement des espèces, certes, serait à l’œuvre, mais il passerait par l’organisation et l’exploitation d’une survie artificielle, infernale, virtuellement interminable, dans des conditions que des hommes du passé auraient jugées monstrueuses, hors de toutes les normes supposées de la vie propre aux animaux ainsi exterminés dans leur survivance ou dans leur surpeuplement même. Comme si, par exemple, au lieu de jeter un peuple dans des fours crématoires et dans des chambres à gaz, des médecins ou des généticiens (par exemple nazis) avaient décidés d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la surgénération de Juifs, de Tziganes et d’homosexuels qui, toujours plus nombreux et plus nourris, aurait été destinés, en nombre toujours croissant, au même enfer, celui de l’expérimentation génétique imposée, de l’extermination par le gaz et par le feu. Dans les mêmes abattoirs. (…) Si elles sont « pathétiques », ces images, c’est aussi qu’elles ouvrent pathétiquement l’immense question du pathos et du pathologique, justement, de la souffrance, de la pitié et de la compassion. Car ce qui arrive, depuis deux siècles, c’est une nouvelle épreuve de cette compassion. »
Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Extrait
Kashima- Faux-monnayeur
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Re: Elisabeth de Fontenay et Marguerite Yourcenar: "Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence et la cruauté!" [la cause animale]
Ne pourrait on pas inverser la définition des mots "Animosité" et "Humanité" de telle sorte:
Humanité:Sentiment de malveillance, désir de nuire.
Animosité:Bonté, sensibilité
...Ce qui ferait des personnes que tu cites ci dessus des prix Nobel de l'Animosité!
Humanité:Sentiment de malveillance, désir de nuire.
Animosité:Bonté, sensibilité
...Ce qui ferait des personnes que tu cites ci dessus des prix Nobel de l'Animosité!
interseXion- L'antichambre
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Date d'inscription : 03/07/2009
Re: Elisabeth de Fontenay et Marguerite Yourcenar: "Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence et la cruauté!" [la cause animale]
Je vote pour l'humanosité! L'animalité devenant humanité.
Kashima- Faux-monnayeur
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