Colette et les bêtes
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Colette et les bêtes
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Extrait de Bêtes libres et prisonnières
"Étouffer avec virtuosité
Confiance des bêtes, foi imméritée, quand te détourneras-tu enfin de nous ? Est-ce que nous ne nous lasserons pas de décevoir, de tromper, de tourmenter la bête, avant qu'elle se lasse de s'en remettre à nous ?
Notre manière d'exploiter l'animal domestique révolte le bon sens. Il n'y a pas de pardon, dit la sagesse paysanne, pour le propriétaire qui saccage son propre bien. Pourtant, on n'ose pas dire le nombre de ruraux qui, lorsque leur vache peine pour mettre bas et halète, couchée sur sa litière, prennent une trique, ferment les portes de l'étable et frappent la vache, si sauvagement et si fort, qu'elle trouve la force de se lever, d'essayer de fuir, et que son sursaut désespéré la délivre brusquement de son fruit, souvent en la blessant à mort.
Il y aura toujours des chevreaux qui gagneront le marché, pendus par leurs tendres pieds liés, la tête en bas, aveuglés d'apoplexie. Il y aura toujours des chevaux qui, condamnés à mourir, atteindront le lieu de la délivrance par des lieues de chemin, sur trois pieds, sur des sabots sanglants et décollés, leur rein misérable chevauché par des meneurs insensibles. Toujours le lapin quittera la vie dans un cri atroce, au moment où le couteau pointu lui fait sauter l'oeil et pique sa cervelle.
Notre délicatesse de touristes civilisés s'indigne, en Afrique, de voir que le bâton affûté de l’ânier fouille la plaie vive, soigneusement entretenue, du bourricot ; mais lisez donc ce mois-ci, dans une revue illustrée, la manière de capturer, de cloîtrer, de nourrir, puis d'étouffer, les ortolans ! Par milliers, à peine plus gros que de gros frelons, ils pantellent d'abord dans des trappes griffées puis un grenier noir les attend, où les captifs qui ne meurent point consomment une nourriture dosée. Là, ils dépérissent d'une façon singulière, qui les transforme en boules de graisse et leurs plumes, parfois, tombent spontanément de leur peau distendue, fine comme les membranes des chauves-souris. C'est le moment – la revue l'explique en conscience – de les tuer « en leur écrasant le bec ». Une photographie nous montre un bon tueur d'ortolans, ouvrier modèle, qui écrase le bec à deux oiseaux à la fois. Le travail, payé aux pièces, forme des virtuoses ; celui-ci sourit d'un bon sourire de brave homme."
"En ce qui concerne les fauves et les autres hôtes des grands espaces, oiseaux compris, je me repose sur une certitude funèbre : nous n'avons su que les désespérer. Je ne veux donc plus voir, dans leurs enclos qui ont remplacé la cage, ceux que j'aime d'un si fort attachement. Je vivrai sur les souvenirs que j'ai d'eux. Je lirai ce que les hommes appellent leurs forfaits : un tigre a ébréché son dompteur ; un lion, épris de sa despote bottée, a tué le beau garçon, son heureux rival ; un ours, enragé d'être plus à l'étroit dans sa cage que le cardinal La Balue dans la sienne, met en pièces son gardien… Je rêverai, loin des fauves, que nous pourrions nous passer d'eux, les laisser où ils sont nés. Nous oublierions leur forme véritable, ainsi l'imagination refleurirait. Nos arrière-neveux inventeraient, de nouveau, une faune inexpugnable, et la décriraient d'après leurs songes, avec une impudence éclatante, comme faisaient nos aïeux."
Extrait de Bêtes libres et prisonnières
"Étouffer avec virtuosité
Confiance des bêtes, foi imméritée, quand te détourneras-tu enfin de nous ? Est-ce que nous ne nous lasserons pas de décevoir, de tromper, de tourmenter la bête, avant qu'elle se lasse de s'en remettre à nous ?
Notre manière d'exploiter l'animal domestique révolte le bon sens. Il n'y a pas de pardon, dit la sagesse paysanne, pour le propriétaire qui saccage son propre bien. Pourtant, on n'ose pas dire le nombre de ruraux qui, lorsque leur vache peine pour mettre bas et halète, couchée sur sa litière, prennent une trique, ferment les portes de l'étable et frappent la vache, si sauvagement et si fort, qu'elle trouve la force de se lever, d'essayer de fuir, et que son sursaut désespéré la délivre brusquement de son fruit, souvent en la blessant à mort.
Il y aura toujours des chevreaux qui gagneront le marché, pendus par leurs tendres pieds liés, la tête en bas, aveuglés d'apoplexie. Il y aura toujours des chevaux qui, condamnés à mourir, atteindront le lieu de la délivrance par des lieues de chemin, sur trois pieds, sur des sabots sanglants et décollés, leur rein misérable chevauché par des meneurs insensibles. Toujours le lapin quittera la vie dans un cri atroce, au moment où le couteau pointu lui fait sauter l'oeil et pique sa cervelle.
Notre délicatesse de touristes civilisés s'indigne, en Afrique, de voir que le bâton affûté de l’ânier fouille la plaie vive, soigneusement entretenue, du bourricot ; mais lisez donc ce mois-ci, dans une revue illustrée, la manière de capturer, de cloîtrer, de nourrir, puis d'étouffer, les ortolans ! Par milliers, à peine plus gros que de gros frelons, ils pantellent d'abord dans des trappes griffées puis un grenier noir les attend, où les captifs qui ne meurent point consomment une nourriture dosée. Là, ils dépérissent d'une façon singulière, qui les transforme en boules de graisse et leurs plumes, parfois, tombent spontanément de leur peau distendue, fine comme les membranes des chauves-souris. C'est le moment – la revue l'explique en conscience – de les tuer « en leur écrasant le bec ». Une photographie nous montre un bon tueur d'ortolans, ouvrier modèle, qui écrase le bec à deux oiseaux à la fois. Le travail, payé aux pièces, forme des virtuoses ; celui-ci sourit d'un bon sourire de brave homme."
"En ce qui concerne les fauves et les autres hôtes des grands espaces, oiseaux compris, je me repose sur une certitude funèbre : nous n'avons su que les désespérer. Je ne veux donc plus voir, dans leurs enclos qui ont remplacé la cage, ceux que j'aime d'un si fort attachement. Je vivrai sur les souvenirs que j'ai d'eux. Je lirai ce que les hommes appellent leurs forfaits : un tigre a ébréché son dompteur ; un lion, épris de sa despote bottée, a tué le beau garçon, son heureux rival ; un ours, enragé d'être plus à l'étroit dans sa cage que le cardinal La Balue dans la sienne, met en pièces son gardien… Je rêverai, loin des fauves, que nous pourrions nous passer d'eux, les laisser où ils sont nés. Nous oublierions leur forme véritable, ainsi l'imagination refleurirait. Nos arrière-neveux inventeraient, de nouveau, une faune inexpugnable, et la décriraient d'après leurs songes, avec une impudence éclatante, comme faisaient nos aïeux."
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
Bêtes libres et prisonnières, Colette
Ce recueil publié par Albin Michel regroupe de nombreux textes sur les bêtes, écrits par Colette. On y sent son amour des animaux de toutes espèces, des mammifères aux insectes, en passant par les reptiles et les volatiles.
D'abord, on peut lire des généralités sur les rapports de l'homme et de l'animal ("Les Bêtes et nous"), avec des textes qui donnent avec justesse tous les torts à l'homme. On sent, chez Colette, une hypersensibilité qui lui fait dénoncer, déjà dans les années trente, les maltraitantes faites aux animaux.
Elle déplore cet excès de confiance que l'animal aura toujours envers l'homme, quitte à en payer le prix. À cette époque, on a chez soi des bébés lions, des singes ; les cirques regorgent de bêtes sauvages en cage. Colette saisit leur douleur et la transpose avec une très forte empathie.
"Je deviens de jour en jour suspecte à mes semblables. Mais s'ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte…"
"L'ouïe mentale, que je tends vers la Bête, fonctionne encore. (…)
Je n'ai plus envie de me marier avec personne, mais je rêve encore que j'épouse un très grand chat."
Il y a ensuite "Bêtes prisonnières", où il est question des animaux de cirque (qui sont décrits avec beauté) :
"Derrière les barreaux, ceux que notre férocité va chercher au loin continueront à nous maudire, faute de pouvoir nous aimer. Car ce n'est pas le fauve qu'il faudrait changer, c'est l'homme."
"— le réveil dans la cage. Et celles-ci sont les plus heureuses des bêtes prisonnières. Bon souper, bon gîte, mais… la cage. L'homme aussi ? D'accord. Je veux bien m'apitoyer aussi sur l'homme. Mais l'homme est une petite bête que le désert de la liberté éblouit et tue."
Puis "Écureuils et autres" où Colette raconte, par exemple, ses rapports avec le petit Pitiriki, écureuil apprivoisé à qui elle a voulu un jour rendre sa liberté. On y lit aussi une belle histoire de souris que nourrissait son futur beau-père (père de Willy).
"C'est en pensant à Pitiriki, à quelques autres bêtes dépaysées parmi nous, amèrement claustrées, que je me sens si souvent “méchante à l'homme”."
"Les Oiseaux" occupent la plus grande part de ce livre. Colette y raconte leur règne étranger.
Et ce sont les "Insectes", "Reptiles", "Bêtes de la mer" et autres animaux dans "Que de bêtes!" qui terminent l'ouvrage.
On retiendra, pêle-mêle, l'araignée familière qui descendait, les nuits, du plafond de la chambre où dormait la mère de Colette, et qui venait se gorger du chocolat chaud déposé au sol pour elle.
"Mais défend-on aux vipères de faire l'amour?"
Les extraits des Dialogues de bêtes sont toujours aussi drôles. Parmi eux, Toby-Chien et le hérisson (le chien ne comprend pas pourquoi sa maîtresse s'occupe de cette bête piquante). On peut lire aussi la très belle histoire de Colette recueillant un lézard blessé par sa chatte : elle le nourrit, le soigne, et il devient presque domestique.
Ce livre trouve un écho particulier dans notre époque où l'on s'interroge enfin sérieusement sur le sort réservé aux animaux. Je me plais à imaginer les textes qu'aurait pu écrire Colette, à propos des milliers de vaches élevées en batterie, sur l'exploitation des bêtes devenues insensée au nom du profit. Morte en 1954, Colette a échappé au moins à ces horreurs.
Kashima- Faux-monnayeur
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Extraits de Dialogues de bêtes
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"Ton cœur est avenant et banal comme un jardin public."
"Avec ce bel instinct capricieux et dominateur qui nous fait les rivaux des femmes, j'essaie sur lui mon pouvoir."
"Elle sur un cheval ! groupe admirable, si haut dans l'azur que je ne le contemple qu'en renversant mon cou d'apoplectique !"
"Kiki-la-doucette : Quelle est cette rage de changement qui vous possède tous ? Changer, c'est détruire. Il n'y a d'éternel que ce qui ne bouge pas.
Toby-chien : Voilà déjà bien trois heures que je suis éternel.
"Ton cœur est avenant et banal comme un jardin public."
"Avec ce bel instinct capricieux et dominateur qui nous fait les rivaux des femmes, j'essaie sur lui mon pouvoir."
"Elle sur un cheval ! groupe admirable, si haut dans l'azur que je ne le contemple qu'en renversant mon cou d'apoplectique !"
"Kiki-la-doucette : Quelle est cette rage de changement qui vous possède tous ? Changer, c'est détruire. Il n'y a d'éternel que ce qui ne bouge pas.
Toby-chien : Voilà déjà bien trois heures que je suis éternel.
Kashima- Faux-monnayeur
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