Sous un ciel infini... Marlen Haushofer
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Sous un ciel infini... Marlen Haushofer
Peu de livres de Marlen Haushofer ont été traduits en français. Quand on a lu Le Mur invisible, livre si doux et si puissant, on a envie de tout découvrir.
Au fil des lectures, le lecteur se rend compte des obsessions, des thèmes chers à Marlen Haushofer : forte présence de la nature (paysages souvent alpins), rapports étroits avec les animaux, regard méfiant et étonné sur les hommes.
L'écriture est belle, reflète très souvent un état intérieur intense, comme celui de la narratrice dans Le Mur invisible, mais comme celui aussi de la femme Dans la Mansarde ou de la petite fille Meta dans Sous un ciel infini.
Que ce soit à "je" ou dans un point de vue interne 3e personne, on accède aux pensées qui fusent de ces narratrices. Le rêve, la rêverie, ont une très grande importance dans leur monde.
Dans la Mansarde :
D'un dimanche à l'autre, nous allons suivre la vie quotidienne de la narratrice. Mariée à Hugo, un gentil époux qui s'intéresse beaucoup aux livres de guerre et dont la vie est très réglée, la femme mène une existence plutôt ordinaire. Elle a deux enfants, Ferdinand et Ilse. Le garçon a quitté la maison.
En apparence, tout est lisse, mais les choses bouillent à l'intérieur. Elle aime depuis toujours se réfugier dans la mansarde, son lieu intime, où elle dessine et tente de créer un oiseau qui ne donnera pas l'impression d'être seul au monde. On retrouvait déjà l'idée de cet oiseau sous la forme d'une corneille albinos dans Le Mur invisible, oiseau rejeté par les autres.
Chaque jour, elle reçoit les pages d'un ancien journal qu'elle a tenu autrefois, quand elle était atteinte de surdité et qu'elle passait sa convalescence dans une maison de garde-forestier, au cœur des montagnes. Là encore, on retrouve les paysages et l'atmosphère du Mur invisible, même si c'est dans une moindre mesure.
Autour d'elle, il y a le personnage de la baronne, à qui elle rend visite régulièrement mais à contre cœur : ce qui l'unit à cette femme, c'est qu'elle se soit blottie contre elle lors d'un bombardement. La vieille femme et laide et folle. La narratrice en a peur, mais va la voir quand même. Elle évite de lui offrir des fleurs :
"Quand on a affaire à des tempéraments meurtriers, on ne leur offre ni fleurs ni animaux."
Elle reçoit aussi la visite d'une gentille femme, très propre sur elle, dont la vie de famille semble parfaite. Il y a d'autres personnages, la figure imposante de la conseillère, sa belle-mère qui l'a toujours détestée.
Quand elle se replonge dans son passé à travers les pages du journal, on apprend comment elle a croisé dans la nature un être à l'apparence et au comportement très anormal, avec qui elle a passé un pacte : ce solitaire a besoin de parler, de cracher tout ce qui le tourmente et, comme elle sourde, elle se rend dans sa cabane, s'assoit en face de lui et le voit s'égosiller. Ces rencontres sont troublantes, voire terrifiantes. On se dit que ce peut être un assassin, un violeur... Je l'imaginais sorti de La colline a des yeux.
Le contraste entre le rythme fade des journées (ménage, cuisine...) et ce qui se passe intérieurement met en valeur la complexité de cette femme en qui le lecteur pourrait se reconnaître.
Le livre commence (et finit) sur la vision d'un arbre à travers la fenêtre de la chambre :
"Mais ce qu'il y a de plus merveilleux dans cet arbre, c'est qu'il peut absorber et éteindre les désirs. Non que j'aie encore des souhaits particulièrement ardents, mais je connais tout de même des inquiétudes, des désagréments et des accès de mauvaise humeur. L'arbre les extrait de mon être, les niche dans les fourches de ses branches et les recouvre de balles de nuages blanches jusqu'à ce que tout se dissolve dans la fraîcheur humide."
Le rêve est très présent. Il fait surgir de nombreuses images (encore plus dans Sous un ciel infini) :
"Je rêve beaucoup en ce moment de villes en ruines et de paysages d'où les êtres humains ont disparu et où ne se dressent que des statues lépreuses. Je vais alors d'une statue à l'autre, elles me regardent du fond de leurs orbites vides. Elles peuvent me voir et ne s'offusquent pas de ma présence près d'elles."
Et sur la mort :
"On n'évolue pas en cercle. D'un point incandescent, on pénètre dans la chaleur rouge puis dans le froid bleu et plus tard encore dans le crépuscule gris, avant de s'éteindre dans les ténèbres de la nuit."
Sous un ciel infini :
L’habileté de ce livre est de parvenir à faire grandir Meta, la narratrice (3e personne) sans qu'on s'en rende compte. On accède à absolument toutes ses pensées, ses rêves de petite fille, on voit le monde à travers son regard, on passe d'un âge à l'autre comme ça. Tout se fait dans la continuité, comme dans la vie.
L'histoire commence peut-être avec la conscience de l'enfant, quand, à deux ans, elle est placée au fond d'un tonneau : elle a fait une bêtise et les "géants" l'ont punie. Le lecteur est au fond de ce tonneau avec elle, il voit, il sent, il pense avec elle. Chaque détail prend un importance démesurée dans les yeux de cette petite fille qui parle et caresse les pierres, s'occupe son chien pomme de pin. La magie est que tout prend vie et qu'elle nous entraîne dans le monde merveilleux de l'enfance, avec ses questions, ses interrogations, dans un style qui n'a rien de naïf et ne se laisse pas aller à la facilité. Je n'ai jamais lu quelque chose de tel sur l'enfance. C'est incroyablement réussi.
La vie se déroule à la campagne avec la mère, le père et le petit frère Nandi.
Les peurs enfantines, les emballements de l'imagination, les injustices sont vécues à travers les yeux de cette petite fille très attachante. Elle aime grimper aux arbres, lire les "classiques" ; elle est curieuse, voudrait en savoir plus car elle sait que les adultes lui cachent beaucoup de choses. Son père a peu d'autorité sur elle : elle l'admire, adore écouter ses histoires de campagne de Russie.
Meta voit le monde en grand, avec ses yeux d'enfant, elle lui donne vie.
Il y a aussi la triste condition des animaux, le chien Shlankl que le père "corrige" à cause de ses fugues, les cerfs et chevreuils qui sont dépouillés après la chasse et surtout, la mort du cochon qui occupe quelques pages très fortes et très justes :
"Meta raconte à Nandi que le cochon est au ciel, tout du moins son âme invisible. Elle sait que c'est un mensonge. Aucun ciel ne peut succéder à de tels râles d'agonie."
"Il n'y a pas lieu, devant un cochon mort, de se croire d'une étoffe supérieure."
Je retiendrai particulièrement les histoires liées aux animaux, comme celle du loup qui voudrait rencontrer un humain et suit les conseils du renard : mais, comme dans Le Mur invisible, l'homme est porteur du mal ; celle de la poule blanche qui suit partout Meta et qui, une fois la petite fille en pension, finit dans l'assiette avec des "nouilles" parce qu'elle ne mangeait plus à cause du départ de Meta. C'est d'une cruauté ordinaire...
"La marche du monde est vraiment injuste car on se fait enfermer pour un vol de pommes, mais on peut, en toute impunité, égorger un cochon."
Est-ce qu'en grandissant, les rêves et le merveilleux s'estompent? À quoi tient la perte...?
Marlen Haushofer part de l'idée que l'enfant fait un avec le monde ; grandir, c'est mettre peu à peu de la distance entre lui et vous. De ses deux ans et demi à son entrée dans l'adolescence, on suit Meta en se rendant compte des changements infimes. Comme dans le Mur invisible, le lecteur sait que qqch der tragique se prépare. Il sait même comment cela va finir, mais cela n'enlève rien à l'intensité de la révélation.
Les dernières lignes font l'effet de ces moments où on tente de se représenter l'infini ou la mort. D'une lucidité désespérante.
Liste des livres traduits en français (vingt à trente ans plus tard!) :
Le Mur invisible, Actes Sud (1985) (ISBN 2868690505) (date d’origine : 1963)
Sous un ciel infini, Actes Sud (1989), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868694171) (date d’origine : 1966)
Dans la mansarde, Actes Sud (1987), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868691804) (date d’origine : 1969)
La cinquième année, Actes Sud (1992), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868697837)
La Nuit, Actes Sud (1994), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782742701148)
La Porte dérobée, Actes Sud (1988), traduit de l'allemand par Liselotte Bodo (ISBN 9782868692580)
Nous avons tué Stella, Actes Sud (1995), traduit de l'allemand par Yasmin Hoffmann (ISBN 9782742705078)
Au fil des lectures, le lecteur se rend compte des obsessions, des thèmes chers à Marlen Haushofer : forte présence de la nature (paysages souvent alpins), rapports étroits avec les animaux, regard méfiant et étonné sur les hommes.
L'écriture est belle, reflète très souvent un état intérieur intense, comme celui de la narratrice dans Le Mur invisible, mais comme celui aussi de la femme Dans la Mansarde ou de la petite fille Meta dans Sous un ciel infini.
Que ce soit à "je" ou dans un point de vue interne 3e personne, on accède aux pensées qui fusent de ces narratrices. Le rêve, la rêverie, ont une très grande importance dans leur monde.
Dans la Mansarde :
D'un dimanche à l'autre, nous allons suivre la vie quotidienne de la narratrice. Mariée à Hugo, un gentil époux qui s'intéresse beaucoup aux livres de guerre et dont la vie est très réglée, la femme mène une existence plutôt ordinaire. Elle a deux enfants, Ferdinand et Ilse. Le garçon a quitté la maison.
En apparence, tout est lisse, mais les choses bouillent à l'intérieur. Elle aime depuis toujours se réfugier dans la mansarde, son lieu intime, où elle dessine et tente de créer un oiseau qui ne donnera pas l'impression d'être seul au monde. On retrouvait déjà l'idée de cet oiseau sous la forme d'une corneille albinos dans Le Mur invisible, oiseau rejeté par les autres.
Chaque jour, elle reçoit les pages d'un ancien journal qu'elle a tenu autrefois, quand elle était atteinte de surdité et qu'elle passait sa convalescence dans une maison de garde-forestier, au cœur des montagnes. Là encore, on retrouve les paysages et l'atmosphère du Mur invisible, même si c'est dans une moindre mesure.
Autour d'elle, il y a le personnage de la baronne, à qui elle rend visite régulièrement mais à contre cœur : ce qui l'unit à cette femme, c'est qu'elle se soit blottie contre elle lors d'un bombardement. La vieille femme et laide et folle. La narratrice en a peur, mais va la voir quand même. Elle évite de lui offrir des fleurs :
"Quand on a affaire à des tempéraments meurtriers, on ne leur offre ni fleurs ni animaux."
Elle reçoit aussi la visite d'une gentille femme, très propre sur elle, dont la vie de famille semble parfaite. Il y a d'autres personnages, la figure imposante de la conseillère, sa belle-mère qui l'a toujours détestée.
Quand elle se replonge dans son passé à travers les pages du journal, on apprend comment elle a croisé dans la nature un être à l'apparence et au comportement très anormal, avec qui elle a passé un pacte : ce solitaire a besoin de parler, de cracher tout ce qui le tourmente et, comme elle sourde, elle se rend dans sa cabane, s'assoit en face de lui et le voit s'égosiller. Ces rencontres sont troublantes, voire terrifiantes. On se dit que ce peut être un assassin, un violeur... Je l'imaginais sorti de La colline a des yeux.
Le contraste entre le rythme fade des journées (ménage, cuisine...) et ce qui se passe intérieurement met en valeur la complexité de cette femme en qui le lecteur pourrait se reconnaître.
Le livre commence (et finit) sur la vision d'un arbre à travers la fenêtre de la chambre :
"Mais ce qu'il y a de plus merveilleux dans cet arbre, c'est qu'il peut absorber et éteindre les désirs. Non que j'aie encore des souhaits particulièrement ardents, mais je connais tout de même des inquiétudes, des désagréments et des accès de mauvaise humeur. L'arbre les extrait de mon être, les niche dans les fourches de ses branches et les recouvre de balles de nuages blanches jusqu'à ce que tout se dissolve dans la fraîcheur humide."
Le rêve est très présent. Il fait surgir de nombreuses images (encore plus dans Sous un ciel infini) :
"Je rêve beaucoup en ce moment de villes en ruines et de paysages d'où les êtres humains ont disparu et où ne se dressent que des statues lépreuses. Je vais alors d'une statue à l'autre, elles me regardent du fond de leurs orbites vides. Elles peuvent me voir et ne s'offusquent pas de ma présence près d'elles."
Et sur la mort :
"On n'évolue pas en cercle. D'un point incandescent, on pénètre dans la chaleur rouge puis dans le froid bleu et plus tard encore dans le crépuscule gris, avant de s'éteindre dans les ténèbres de la nuit."
Sous un ciel infini :
L’habileté de ce livre est de parvenir à faire grandir Meta, la narratrice (3e personne) sans qu'on s'en rende compte. On accède à absolument toutes ses pensées, ses rêves de petite fille, on voit le monde à travers son regard, on passe d'un âge à l'autre comme ça. Tout se fait dans la continuité, comme dans la vie.
L'histoire commence peut-être avec la conscience de l'enfant, quand, à deux ans, elle est placée au fond d'un tonneau : elle a fait une bêtise et les "géants" l'ont punie. Le lecteur est au fond de ce tonneau avec elle, il voit, il sent, il pense avec elle. Chaque détail prend un importance démesurée dans les yeux de cette petite fille qui parle et caresse les pierres, s'occupe son chien pomme de pin. La magie est que tout prend vie et qu'elle nous entraîne dans le monde merveilleux de l'enfance, avec ses questions, ses interrogations, dans un style qui n'a rien de naïf et ne se laisse pas aller à la facilité. Je n'ai jamais lu quelque chose de tel sur l'enfance. C'est incroyablement réussi.
La vie se déroule à la campagne avec la mère, le père et le petit frère Nandi.
Les peurs enfantines, les emballements de l'imagination, les injustices sont vécues à travers les yeux de cette petite fille très attachante. Elle aime grimper aux arbres, lire les "classiques" ; elle est curieuse, voudrait en savoir plus car elle sait que les adultes lui cachent beaucoup de choses. Son père a peu d'autorité sur elle : elle l'admire, adore écouter ses histoires de campagne de Russie.
Meta voit le monde en grand, avec ses yeux d'enfant, elle lui donne vie.
Il y a aussi la triste condition des animaux, le chien Shlankl que le père "corrige" à cause de ses fugues, les cerfs et chevreuils qui sont dépouillés après la chasse et surtout, la mort du cochon qui occupe quelques pages très fortes et très justes :
"Meta raconte à Nandi que le cochon est au ciel, tout du moins son âme invisible. Elle sait que c'est un mensonge. Aucun ciel ne peut succéder à de tels râles d'agonie."
"Il n'y a pas lieu, devant un cochon mort, de se croire d'une étoffe supérieure."
Je retiendrai particulièrement les histoires liées aux animaux, comme celle du loup qui voudrait rencontrer un humain et suit les conseils du renard : mais, comme dans Le Mur invisible, l'homme est porteur du mal ; celle de la poule blanche qui suit partout Meta et qui, une fois la petite fille en pension, finit dans l'assiette avec des "nouilles" parce qu'elle ne mangeait plus à cause du départ de Meta. C'est d'une cruauté ordinaire...
"La marche du monde est vraiment injuste car on se fait enfermer pour un vol de pommes, mais on peut, en toute impunité, égorger un cochon."
Est-ce qu'en grandissant, les rêves et le merveilleux s'estompent? À quoi tient la perte...?
Marlen Haushofer part de l'idée que l'enfant fait un avec le monde ; grandir, c'est mettre peu à peu de la distance entre lui et vous. De ses deux ans et demi à son entrée dans l'adolescence, on suit Meta en se rendant compte des changements infimes. Comme dans le Mur invisible, le lecteur sait que qqch der tragique se prépare. Il sait même comment cela va finir, mais cela n'enlève rien à l'intensité de la révélation.
Les dernières lignes font l'effet de ces moments où on tente de se représenter l'infini ou la mort. D'une lucidité désespérante.
Liste des livres traduits en français (vingt à trente ans plus tard!) :
Le Mur invisible, Actes Sud (1985) (ISBN 2868690505) (date d’origine : 1963)
Sous un ciel infini, Actes Sud (1989), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868694171) (date d’origine : 1966)
Dans la mansarde, Actes Sud (1987), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868691804) (date d’origine : 1969)
La cinquième année, Actes Sud (1992), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782868697837)
La Nuit, Actes Sud (1994), traduit de l'allemand par Miguel Couffon (ISBN 9782742701148)
La Porte dérobée, Actes Sud (1988), traduit de l'allemand par Liselotte Bodo (ISBN 9782868692580)
Nous avons tué Stella, Actes Sud (1995), traduit de l'allemand par Yasmin Hoffmann (ISBN 9782742705078)
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
Nous avons tué Stella, Marlen Haushofer
La narratrice de ce court récit n'est pas très différente des autres livres de Marlen Haushofer : la quarantaine, mariée, deux enfants (un garçon et une fille). On ne peut s'empêcher d'y voir à chaque fois un reflet de l'auteur elle-même. Ici, le mari, c'est Richard, un homme pour qui aimer, c'est posséder. Il est avocat et trompe souvent sa femme. Anna est très proche de son fils aîné, Wolfgang, moins de la petite Annette. Mais c'est une vie de famille bien ordinaire. Comme dans les autres livres de Marlen Haushofer, la narratrice est une contemplatrice. Elle passe ses journées à la maison, souvent à la fenêtre. Dans Le Mur invisible, une corneille blanche la ramenait à sa solitude ; on retrouve ce motif de l'oiseau dans Dans la Mansarde puisqu'elle est incapable d'en dessiner un qui ne donne pas l’impression d'être seul au monde. Dans Nous avons tué Stella, elle remarque un oisillon qui pleure dans un tilleul, sous sa fenêtre : sa mère viendra-t-elle le chercher? Il est encore une fois très symbolique de ce qui se trame dans ces lignes. En quelques mots, Anna a accepté de prendre chez elle, le temps de l'année scolaire, la fille d'une amie qu'elle n'aime pas, Louise. Stella vit "à côté" de la famille, retirée dans sa chambre. Elle ne lit pas, ne leur ressemble pas. Elle est terne. Un jour, il vient l'idée à Anna de la rendre plus belle. Mais le loup est déjà dans la bergerie, et il s'appelle Richard...
"Ô Stella, toi que des centaines de petites racines chérissent et retiennent dans la terre humide, combien ma mort est-elle plus définitive que la tienne."
Le récit raconte comment cette jeune fille en est venue à se jeter sous un camion.
Richard transpire l'égoïsme et l'orgueil, et la narratrice, dont le prénom n'est cité qu'une fois, fait preuve d'une lâcheté incroyable. Passive devant la tragédie à laquelle elle assistera sans jamais intervenir, elle reste enfermée dans sa petite vie bourgeoise, ennuyeuse et (presque?) ratée...
Et tout cela est raconté avec froideur.
"Ô Stella, toi que des centaines de petites racines chérissent et retiennent dans la terre humide, combien ma mort est-elle plus définitive que la tienne."
Le récit raconte comment cette jeune fille en est venue à se jeter sous un camion.
Richard transpire l'égoïsme et l'orgueil, et la narratrice, dont le prénom n'est cité qu'une fois, fait preuve d'une lâcheté incroyable. Passive devant la tragédie à laquelle elle assistera sans jamais intervenir, elle reste enfermée dans sa petite vie bourgeoise, ennuyeuse et (presque?) ratée...
Et tout cela est raconté avec froideur.
"Jamais d'ailleurs je n'ai retiré la moindre satisfaction d'un triomphe, triompher me plonge généralement dans l'embarras, parfois même dans une vague tristesse qui me tourmente. Peut-être cela vient-il de ce que mon triomphe implique la défaite d'un autre en qui je me transforme et dont il me faut alors partager la souffrance."
Kashima- Faux-monnayeur
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La cinquième année, Marlen Haushofer
La Cinquième année est un recueil de nouvelles de Marlen Haushofer, republié en 1986 chez Classen et par Actes sud en 1992.
Titre original : Schreckliche Treue (première publication en 1968).
La première nouvelle donne son titre à l'ensemble, et elle rappelle immédiatement l'histoire de la petite Meta dans Sous un ciel infini : Marili est orpheline. Elle vit à la campagne, au creux des montagnes, avec un grand-père et une grand-mère aimants. Elle est dans sa "cinquième année" et nous parle du monde avec ses yeux de petite fille (toujours dans un point de vue interne 3e personne qui impose une légère distance avec le personnage sans nous en éloigner). Le lecteur vit avec Marili une année, d'un hiver à l'autre. Il y a l'adoration pour le grand-père qui l'emmène souvent avec lui pour travailler (par exemple, faire le cidre) ; pour la grand-mère qui a perdu ses quatre enfants et dont Marili perçoit, malgré les cheveux encore très noirs et pleins de jeunesse), la tristesse qui ne s'effacera jamais.
Marili fait souvent des cauchemars : le crapaud qu'a tué Rosa, la servante, revient la hanter et lui cause beaucoup de peine. Elle voit aussi cette petite souris piégée, et dont la mort était perceptible à cette petite goutte de sang sur le museau. Marili est proche de la nature et des animaux. La première fois qu'elle se bat avec un grand, c'est qu'il venait de lui dire qu'il irait peut-être noyer des chatons, parce que "c'étaient les siens". . Le temps passe, dans cette nature jamais hostile. Le mal vient toujours de l'homme... On retrouve cette atmosphère déjà présente dans Sous un Ciel infini et dans Le Mur invisible, livre dans lequel elle prend toute sa force.
"Quelle consolation de savoir que tous les animaux allaient au ciel ! La troupe infinie des poules auxquelles on avait tranché la tête, des veaux qu'on avait égorgés et des chevaux et des chiens morts de vieillesse ! Le pauvre crapaud devait y être également."
La deuxième nouvelle, "Le Rat", reprend cette image du rongeur avec du sang pour le nez. Mais la mort, cette fois-ci, est pour la femme allongée sur son lit d'hôpital :
"La mort avait revêtu pour elle une apparence nouvelle. Ce n'était plus un squelette ou un ange noir ; c'était un petit rat au long museau souillé de sang."
Cette femme est rongée par la maladie, elle a cinquante ans. Son mari, près d'elle, tente de faire bonne figure, mais elle sait - tout comme elle sait que sa sœur et lui se sont sans doute rapprochés durant son absence... Cette femme lâche prise peu à peu, se détache de ce monde. Un souvenir lui revient sans cesse : quand elle avait douze ans, sur la balançoire, ses camarades lui criaient "Saute!" pour qu'elle se retrouve dans le foin. Au seuil de la mort, ces mots reviennent... "saute!", et le rat continue de creuser dans son ventre.
"Les Ogres" est la troisième nouvelle. Elle se passe dans un compartiment. Un homme est attiré irrémédiablement par une jeune fille (d'environ 14 ans) qui se trouve face à lui dans le wagon. Il lutte contre ses pensées étranges, tente de s'expliquer le pourquoi de cette attirance soudaine : non, cela ne peut être sexuel ; il a lui-même une fille de son âge. Mais alors, qu'est-ce que c'est? Quatre autres personnes s'installent dans le compartiment et trois d'entre elles, dont une femme, semblent avoir la même avidité pour cette jeune fille qui ne remarque rien, regarde sa paume, ses genoux. On salive, on se crispe... Ses ogres envient-ils son innocence et sa jeunesse?
"À vie" raconte l'histoire de deux sœurs : l'une est allongée sur un lit d'hôpital, l'autre se remémore le passé.
Dans "Streuselkuchen et café au lait", il s'agit d'un homme qui rend visite à sa mère un samedi sur deux. Celle-ci confectionne, pour lui faire plaisir, un gâteau (qu'il n'aime pas!). Il joue son rôle de fils parfait mais, dès qu'il a passé la porte, il retourne à "sa vie" où il boit, fume, trompe sa femme. Pourtant il a, à force, le sentiment de ne pas savoir qui il est vraiment. Et, assis chez sa mère, il a la révélation, un samedi, que tout ce qu'il a fait dans sa vie, il ne l'aimait pas vraiment, que c'était par opposition car il aime le Streuselkuchen, le café au lait, et sa maîtresse l'ennuie...
"Le moustique" raconte la vie d'un homme qui, dès l'enfance, est doué d'une sensibilité extrême. Mais la vie défile, la sienne est très ordinaire, et cette sensibilité est camouflée : il traverse la guerre sans dommage, épouse une collègue. Puis, un jour, la capacité à éprouver les souffrances d'autrui se manifeste à nouveau. Cette douleur devient peu à peu intolérable. Il recherche la solitude, ne sait comment soulager son prochain, jusqu'au jour où, voulant sauver un moustique, il le tue sans le vouloir...
"Les enfants" est une nouvelle cruelle, où l'auteur exprime très bien, sans le dire tout de suite, la malignité de certains enfants. Mlle Klara, autrefois institutrice, est une retraitée qui prend plaisir à recevoir quelques enfants à qui elle raconte des histoires et pour qui elle prépare des gâteaux. Mais elle ne soupçonne pas le mal dont ils sont capables : les croyant sagement en train de jouer dans son grenier, elle se rend compte qu'ils s'amusent à torturer un rouge-queue. Les petites filles se sont servi des épingles pour le tuer à petit feu.
Cette nouvelle est particulièrement glaçante. Elle fait écho au Mur invisible, où il est question du mal qui vient toujours des hommes alors que les animaux sont innocents. Dans la nouvelle précédente, on croise par exemple un chat blessé par les jets de pierre des enfants. Marlen Haushofer a très bien compris que le mal se niche dans ce qu'on croit être la pureté.
Dans "Une terrible fidélité", on suit une mère avec son jeune fils : elle fuit la guerre. Son mari est au front et elle est folle de son enfant qu'elle veut à tout prix protéger. Lors du voyage en train, elle est obligée de quitter le wagon car le petit a la fièvre et elle doit aller chercher de l'eau et à manger sur le quai. Mais le train repart sans elle, et plus jamais elle ne reverra son fils.
"Le débauché" est l'une de mes nouvelles préférées, car elle a un côté bizarre qui m'a plu : un homme à femmes ne peut s'empêcher de voir en chacune d'elle un animal. Il classe ses maîtresses en catégories : la femmes-chèvre, la femme-cheval, la femme-vache, la femme-chat... Un jour, il s'éprend de sa secrétaire en qui il voit une fille-chimpanzé. Celle-ci sait très bien dessiner, et c'est ce qui va causer la perte du débauché : elle est incapable de trouver l'animal qui est en lui : serait-il seulement un homme...?
"Elle possédait le plus beau des squelettes et, au fond, c'est de ce squelette qu'il était amoureux car déjà à l'époque il savait que cette femme était d'un ennui sans nom."
"Une étrange histoire d'amour" met en scène Peter, un homme qui, depuis l'enfance, est au-dessus des autres, dans le sens que rien ne l'atteint et qu'il semble pouvoir tout pardonner.
"La décision", c'est une femme qui a mis son fils de dix ans en pension et qui réalise, peu à peu, que cette décision l'éloignera d'elle pour toujours et que la perte sera irrémédiable.
"L'enfer" raconte la cohabitation de deux sœurs : Agathe, maniaque, doit supporter Nanni qui ne range rien, mange salement. Et tout cela devient intolérable.
"Les amis" est une histoire de la solitude : comment, avec le temps qui passe, alors qu'on croyait être très occupé, rempli, se suffire à soi-même, on se rend compte que tout le monde disparaît autour de soi et qu'on est vraiment seul...
"Rire quand on est tout seul est un comportement inquiétant. Elle en aurait éprouvé de la gêne vis-à-vis des fauteuils et des commodes."
La dernière nouvelle, "La Peur", est d'une tonalité plus comique : un vieux conseiller se rend dans son café habituel, et il se trouve qu'un groupe de femmes, à côté de lui derrière un paravent, ne font que de parler de toutes les maladies possibles. Sur le chemin du retour, il sent mal en point.
Figures de sœurs, de mères, présence de l'enfance, solitude peuplent ce recueil de nouvelles qui donne une autre vision du travail de Marlen Haushofer. Ce que je préfère d'elle, c'est le ton qu'elle emploie dans Le Mur invisible ou dans des textes comme Sous la Mansarde ou Sous un ciel infini, où elle explore l'enfance et la communion avec la nature alpine.
Il reste à lire, traduits en français : le recueil La Nuit et " le roman La Porte dérobée.
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
Sous le ciel infini de Marlen Haushofer
http://salon-litteraire.linternaute.com/fr/roman/content/1945291-sous-le-ciel-infini-de-marlen-haushofer
Après la lecture du Mur invisible, j’ai eu envie de tout découvrir de Marlen Haushofer, auteur autrichienne méconnue, morte à quarante-neuf ans d’un cancer des os (1920-1970) et dont les ouvrages n’ont été traduits en français que vingt ans après leur publication en langue allemande. Dans ses romans et ses nouvelles, on retrouve les mêmes obsessions, les thèmes qui lui sont chers : la forte présence de la nature sous la forme des paysages alpins, en particulier des arbres ; les rapports étroits avec les animaux ; le regard méfiant et étonné sur les hommes.
L'écriture est belle, reflète presque toujours un état intérieur intense, comme celui de la narratrice du Mur invisible ou celui de la femme recluse (Dans la Mansarde) qui s’interroge sur son passé en recevant chaque jour, dans sa boîte aux lettres, les pages de son ancien journal. On perçoit aussi le monde à travers les yeux des petites filles, telles Meta dans Sous un ciel infini ou son double, Marili, dans la nouvelle « La cinquième année ». Le merveilleux occupe l’ordinaire de ces personnages, et le bizarre s’immisce sans esclandre dans leur quotidien. Chercher à savoir pourquoi des lettres sans expéditeur surgissent du passé, pourquoi un mur vous sépare soudain du monde, c’est vouloir percer le secret de la poésie.
Marlen Haushofer nous parle de la solitude, de la banale cruauté des hommes en prêtant sa voix à des personnages aussi divers que le débauché, cet homme qui voit toujours le visage animal de ses maîtresses qu’il appelle femme-cheval, femme-chèvre, ou que l’épouse Anna (Nous avons tué Stella), témoin silencieux d’un drame qui se joue sous son propre toit et qui conduira à la mort de la jeune fille qu’elle héberge. Que ce soit à "je" ou dans un point de vue interne à la troisième personne, l’auteur nous fait accéder aux pensées et aux ressassements de ces narratrices — il est plus souvent question de voix de femmes, celle de la mère, de la sœur, de la fillette... Le rêve, la rêverie, sont une part primordiale de son monde.
Je m’arrêterai en particulier sur Le Mur invisible, livre qui m’a bouleversée et que je compte désormais parmi mes classiques.
La narratrice se rend en compagnie de deux amis, Hugo et sa femme Louise, dans leur résidence de vacances, une belle et confortable cabane de garde-forestier, au milieu des montagnes et des forêts. Le jour de leur arrivée, Louise décide d'aller faire un tour au village avec Hugo. Mais, le lendemain matin, ils ne sont toujours pas rentrés. La narratrice, une femme de quarante ans, citadine, se retrouve seule dans la vallée ; elle ne sait pas encore qu'elle n'en sortira jamais, à cause d'un mur invisible impossible à franchir, apparu durant la nuit, qui la sépare du reste du monde. Par-delà cette frontière, tout semble figé, mort : quand elle regarde à la jumelle en direction des voisins, elle les voit pétrifiés par un charme inconnu. L’eau de la fontaine ne coule plus, le vent ne fait plus bouger les feuilles… Tout est immobile.
Lynx, le chien d'Hugo, est la seule âme qui vive à ses côtés. Très vite, elle sera rejointe par une chatte grise et une vache qu'elle prénomme Bella. Même si le propos laisse penser à du fantastique, qu’on ne s’attende pas à voir bondir des extraterrestres ou des monstres. Ce livre raconte le temps qui passe, la vie de cette femme dans la vallée, sa manière de travailler dur, de s'organiser pour survivre. Elle qui était de la ville se retrouve à faucher les herbes, à couper du bois, à faire énormément de marche, à traire la vache... et même à chasser pour procurer de temps en temps de la viande de chevreuil ou de cerf à ses animaux.
Seule au monde, elle tient un journal, même si c’est « un sentiment bizarre que celui d'écrire pour les souris. » On y lit ses doutes, ses réflexions sur la vie et la mort, son désespoir et son découragement parfois et, surtout, son attachement aux bêtes, sa vie en osmose avec elles. On ressent en même temps qu’elle l’espérance « semblable à une taupe aveugle qui cachée en (elle) couve sa folie ». Le lecteur est suspendu au silence, à cette existence solitaire. Il se représente parfaitement les lieux et il est envahi peu à peu par une étrange sérénité, qu'il est rare d’éprouver à la lecture d'un livre, car elle a la particularité de nous plonger dans une sorte de malaise agréable, d'inquiétude sereine. En effet, la narratrice laisse entrevoir la perte, la tragédie. Quelque chose se trame dans ces montagnes...
Les morts reviennent, la nuit, et nous rappellent que nous allons mourir aussi : « Je m'endormis et glissai vers mes morts mais c'était autrement que dans mes rêves d'avant. » Ils ne se font pas oublier : « Chacun aurait dû comprendre que ce serait bientôt sa propre bouche morte que l'on bourrerait de fleurs en papier, de bougies et de prières apeurées. »
Ses grands moments de bonheur, elle les vit en partant pour l'été dans les alpages où elle communie totalement avec la nature, observe les étoiles. Une seule ombre au tableau : la vieille chatte grise ne veut pas la suivre et préfère rester dans la cabane en contrebas, à quatre heures de marche.
En plus du fidèle Lynx, de Bella et de la chatte, il y aura bientôt le petit taureau, Perle, la chatte blanche et si fragile qu'elle est condamnée dès la naissance, l'espiègle Tigre, la corneille albinos, oiseau rejeté par les siens à cause de sa différence. On croise aussi le renard, incarnation de la vie sauvage, qu'elle se refuse à tuer. La présence animale est forte et toujours bienveillante.
Pas un instant, la narration n'est répétitive malgré cette vie qui pourrait paraître toujours la même. Il n'y a pas un mot de trop. Le mystère, s'il n'est levé qu'en partie (car certaines choses ne s'expliquent pas, le symbole perd sa substance pour devenir l'enveloppe de la réalité), plane jusqu'aux derniers mots : « Je l'attends... ». La lenteur n’est jamais synonyme d'ennui. On se sent bien, même si l’on sait que le mal existe. Et le mal, ce n'est pas ce renard qui chasse, c'est toujours l'homme caché quelque part.
Le regard moderne de Marlen Haushofer sur l’homme et la nature la rend proche du questionnement antispéciste. Il serait anachronique de dire que cette auteur fait partie de ce mouvement de pensée théorisé dans les années 70 (pour résumer en une phrase, l’antispécisme dénonce le fait de placer l’homme au centre de tout et de discriminer, soumettre les autres espèces au nom d’une prétendue supériorité), mais ses liens avec l’animal, sa façon de dire ce que l’homme lui fait subir, incapable de vivre en harmonie avec lui et persuadé de lui être supérieur, sont très présents, d’abord dans Le Mur invisible, mais aussi dans d’autres textes : on peut lire des passages glaçants sur la mort du cochon, sur le chien fugueur immanquablement battu, sur la poule blanche qui suit partout Meta et qui, une fois la petite fille en pension, finit dans l'assiette avec des « nouilles ». Dans Sous un Ciel infini, il y a aussi l’histoire du loup qui voudrait rencontrer un humain et qui suit les conseils du renard : mais, comme dans Le Mur invisible, il vaut mieux éviter d’approcher les hommes de trop près. On retrouve la même cruauté ordinaire dans la nouvelle "Les enfants" où Mlle Klara, autrefois institutrice, prend plaisir à recevoir chez elle quelques jeunes filles et jeunes garçons à qui elle raconte des histoires et pour qui elle prépare des gâteaux. Mais elle ne soupçonne pas le mal dont ils sont capables : les croyant sagement en train de jouer dans son grenier, elle découvre, horrifiée, qu'ils s'amusent à torturer un rouge-queue avec des épingles pour le tuer à petit feu. Dans la nouvelle précédente, « Le moustique », on croise aussi un chat méfiant, blessé par les jets de pierre des enfants. Le petit d’homme n’est pas plus innocent que son père, ce qui fait dire à la narratrice du Mur invisible : « La pitié était la seule forme d'amour que j'avais conservée à l'égard des humains. »
Il existe une adaptation cinématographique très fidèle du Mur invisible, par Julian Roman Pölsler (2012). Comme il ne peut pas rendre compte de toute la force du roman, il met surtout en valeur la forte amitié qui lie la narratrice à son chien Lynx. Sa mort est très poignante, et c’est ainsi qu’elle parle de son souvenir : « En quel autre lieu pourrait errer sa petite âme de chien si ce n'est sur mes traces ? C'est un fantôme aimable et je n'en ai pas peur. (…) Tant que je vivrai, tu suivras ma trace, affamé et consumé de désir comme moi-même, affamée et consumée de désir, je suis d'invisibles traces. »
L’œuvre de Marlen Haushofer est à lire de toute urgence.
Céline Maltère
Marlen Haushofer, Le Mur invisible, traduction de Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, coll. Babel, 1992, 362 pages, 8,70 €
Après la lecture du Mur invisible, j’ai eu envie de tout découvrir de Marlen Haushofer, auteur autrichienne méconnue, morte à quarante-neuf ans d’un cancer des os (1920-1970) et dont les ouvrages n’ont été traduits en français que vingt ans après leur publication en langue allemande. Dans ses romans et ses nouvelles, on retrouve les mêmes obsessions, les thèmes qui lui sont chers : la forte présence de la nature sous la forme des paysages alpins, en particulier des arbres ; les rapports étroits avec les animaux ; le regard méfiant et étonné sur les hommes.
L'écriture est belle, reflète presque toujours un état intérieur intense, comme celui de la narratrice du Mur invisible ou celui de la femme recluse (Dans la Mansarde) qui s’interroge sur son passé en recevant chaque jour, dans sa boîte aux lettres, les pages de son ancien journal. On perçoit aussi le monde à travers les yeux des petites filles, telles Meta dans Sous un ciel infini ou son double, Marili, dans la nouvelle « La cinquième année ». Le merveilleux occupe l’ordinaire de ces personnages, et le bizarre s’immisce sans esclandre dans leur quotidien. Chercher à savoir pourquoi des lettres sans expéditeur surgissent du passé, pourquoi un mur vous sépare soudain du monde, c’est vouloir percer le secret de la poésie.
Marlen Haushofer nous parle de la solitude, de la banale cruauté des hommes en prêtant sa voix à des personnages aussi divers que le débauché, cet homme qui voit toujours le visage animal de ses maîtresses qu’il appelle femme-cheval, femme-chèvre, ou que l’épouse Anna (Nous avons tué Stella), témoin silencieux d’un drame qui se joue sous son propre toit et qui conduira à la mort de la jeune fille qu’elle héberge. Que ce soit à "je" ou dans un point de vue interne à la troisième personne, l’auteur nous fait accéder aux pensées et aux ressassements de ces narratrices — il est plus souvent question de voix de femmes, celle de la mère, de la sœur, de la fillette... Le rêve, la rêverie, sont une part primordiale de son monde.
Je m’arrêterai en particulier sur Le Mur invisible, livre qui m’a bouleversée et que je compte désormais parmi mes classiques.
La narratrice se rend en compagnie de deux amis, Hugo et sa femme Louise, dans leur résidence de vacances, une belle et confortable cabane de garde-forestier, au milieu des montagnes et des forêts. Le jour de leur arrivée, Louise décide d'aller faire un tour au village avec Hugo. Mais, le lendemain matin, ils ne sont toujours pas rentrés. La narratrice, une femme de quarante ans, citadine, se retrouve seule dans la vallée ; elle ne sait pas encore qu'elle n'en sortira jamais, à cause d'un mur invisible impossible à franchir, apparu durant la nuit, qui la sépare du reste du monde. Par-delà cette frontière, tout semble figé, mort : quand elle regarde à la jumelle en direction des voisins, elle les voit pétrifiés par un charme inconnu. L’eau de la fontaine ne coule plus, le vent ne fait plus bouger les feuilles… Tout est immobile.
Lynx, le chien d'Hugo, est la seule âme qui vive à ses côtés. Très vite, elle sera rejointe par une chatte grise et une vache qu'elle prénomme Bella. Même si le propos laisse penser à du fantastique, qu’on ne s’attende pas à voir bondir des extraterrestres ou des monstres. Ce livre raconte le temps qui passe, la vie de cette femme dans la vallée, sa manière de travailler dur, de s'organiser pour survivre. Elle qui était de la ville se retrouve à faucher les herbes, à couper du bois, à faire énormément de marche, à traire la vache... et même à chasser pour procurer de temps en temps de la viande de chevreuil ou de cerf à ses animaux.
Seule au monde, elle tient un journal, même si c’est « un sentiment bizarre que celui d'écrire pour les souris. » On y lit ses doutes, ses réflexions sur la vie et la mort, son désespoir et son découragement parfois et, surtout, son attachement aux bêtes, sa vie en osmose avec elles. On ressent en même temps qu’elle l’espérance « semblable à une taupe aveugle qui cachée en (elle) couve sa folie ». Le lecteur est suspendu au silence, à cette existence solitaire. Il se représente parfaitement les lieux et il est envahi peu à peu par une étrange sérénité, qu'il est rare d’éprouver à la lecture d'un livre, car elle a la particularité de nous plonger dans une sorte de malaise agréable, d'inquiétude sereine. En effet, la narratrice laisse entrevoir la perte, la tragédie. Quelque chose se trame dans ces montagnes...
Les morts reviennent, la nuit, et nous rappellent que nous allons mourir aussi : « Je m'endormis et glissai vers mes morts mais c'était autrement que dans mes rêves d'avant. » Ils ne se font pas oublier : « Chacun aurait dû comprendre que ce serait bientôt sa propre bouche morte que l'on bourrerait de fleurs en papier, de bougies et de prières apeurées. »
Ses grands moments de bonheur, elle les vit en partant pour l'été dans les alpages où elle communie totalement avec la nature, observe les étoiles. Une seule ombre au tableau : la vieille chatte grise ne veut pas la suivre et préfère rester dans la cabane en contrebas, à quatre heures de marche.
En plus du fidèle Lynx, de Bella et de la chatte, il y aura bientôt le petit taureau, Perle, la chatte blanche et si fragile qu'elle est condamnée dès la naissance, l'espiègle Tigre, la corneille albinos, oiseau rejeté par les siens à cause de sa différence. On croise aussi le renard, incarnation de la vie sauvage, qu'elle se refuse à tuer. La présence animale est forte et toujours bienveillante.
Pas un instant, la narration n'est répétitive malgré cette vie qui pourrait paraître toujours la même. Il n'y a pas un mot de trop. Le mystère, s'il n'est levé qu'en partie (car certaines choses ne s'expliquent pas, le symbole perd sa substance pour devenir l'enveloppe de la réalité), plane jusqu'aux derniers mots : « Je l'attends... ». La lenteur n’est jamais synonyme d'ennui. On se sent bien, même si l’on sait que le mal existe. Et le mal, ce n'est pas ce renard qui chasse, c'est toujours l'homme caché quelque part.
Le regard moderne de Marlen Haushofer sur l’homme et la nature la rend proche du questionnement antispéciste. Il serait anachronique de dire que cette auteur fait partie de ce mouvement de pensée théorisé dans les années 70 (pour résumer en une phrase, l’antispécisme dénonce le fait de placer l’homme au centre de tout et de discriminer, soumettre les autres espèces au nom d’une prétendue supériorité), mais ses liens avec l’animal, sa façon de dire ce que l’homme lui fait subir, incapable de vivre en harmonie avec lui et persuadé de lui être supérieur, sont très présents, d’abord dans Le Mur invisible, mais aussi dans d’autres textes : on peut lire des passages glaçants sur la mort du cochon, sur le chien fugueur immanquablement battu, sur la poule blanche qui suit partout Meta et qui, une fois la petite fille en pension, finit dans l'assiette avec des « nouilles ». Dans Sous un Ciel infini, il y a aussi l’histoire du loup qui voudrait rencontrer un humain et qui suit les conseils du renard : mais, comme dans Le Mur invisible, il vaut mieux éviter d’approcher les hommes de trop près. On retrouve la même cruauté ordinaire dans la nouvelle "Les enfants" où Mlle Klara, autrefois institutrice, prend plaisir à recevoir chez elle quelques jeunes filles et jeunes garçons à qui elle raconte des histoires et pour qui elle prépare des gâteaux. Mais elle ne soupçonne pas le mal dont ils sont capables : les croyant sagement en train de jouer dans son grenier, elle découvre, horrifiée, qu'ils s'amusent à torturer un rouge-queue avec des épingles pour le tuer à petit feu. Dans la nouvelle précédente, « Le moustique », on croise aussi un chat méfiant, blessé par les jets de pierre des enfants. Le petit d’homme n’est pas plus innocent que son père, ce qui fait dire à la narratrice du Mur invisible : « La pitié était la seule forme d'amour que j'avais conservée à l'égard des humains. »
Il existe une adaptation cinématographique très fidèle du Mur invisible, par Julian Roman Pölsler (2012). Comme il ne peut pas rendre compte de toute la force du roman, il met surtout en valeur la forte amitié qui lie la narratrice à son chien Lynx. Sa mort est très poignante, et c’est ainsi qu’elle parle de son souvenir : « En quel autre lieu pourrait errer sa petite âme de chien si ce n'est sur mes traces ? C'est un fantôme aimable et je n'en ai pas peur. (…) Tant que je vivrai, tu suivras ma trace, affamé et consumé de désir comme moi-même, affamée et consumée de désir, je suis d'invisibles traces. »
L’œuvre de Marlen Haushofer est à lire de toute urgence.
Céline Maltère
Marlen Haushofer, Le Mur invisible, traduction de Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, coll. Babel, 1992, 362 pages, 8,70 €
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
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