Clovis Trouille
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Un peintre dans cette liste :
Clovis Trouille
(images à venir)
Voici un peintre dont je voudrais parler ici. Je n'ai jamais vu ses toiles en vrai mais, il y a une dizaine d'années, je suis tombée sur un livre qui reproduisait ses oeuvres, et j'ai passé des heures à les contempler.
Je m'en suis servie aussi d'illustration pour mon mémoire de maîtrise :
La Costaude de la Bastoche
Qui est-il?
Camille Clovis Trouille, né le 24 octobre 1889 à La Fère et décédé le 24 septembre 1975 à Paris, est un peintre français.
Sa peinture est colorée, érotique, onirique. C'est l'expression de fantasmes ou de terreurs. Il a dans son univers Breton, Sade, on peut y entrevoir un univers poesque (si ça se dit!), gothique, y rencontrer La Religieuse de Diderot.
Ezéchiel m'a offert ce livre magnifique :
J'aime la série sur ses/les funérailles, sur les religieuses. Voici quelques toiles :
Le dialogue au Carmel
Le Rêve claustral est resté longtemps dans ma chambre, plus jeune :
La Femme évêque (détail)
Mes funérailles :
En voulant faire ce sujet, j'ai découvert qu'un site lui été consacré par une association. On peut accéder à la galerie ici. Je vous assure que la visite vaut le coup.
Je suis tombée sur la boutique et je crois que je vais me faire venir une ou deux reproductions de ses oeuvres. Les assiettes sont belles aussi! Ca donne envie.
Pour une biographie plus complète et une vidéo de 2 mn où ses tableaux défilent : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Dernière édition par Kashima le Sam 12 Sep 2015 - 19:51, édité 4 fois
Kashima- Faux-monnayeur
- Nombre de messages : 6546
Date d'inscription : 29/09/2008
Re: Clovis Trouille
"Rêve claustral" et "Dialogue au Carmel" sont ceux que je connais le mieux".
Ce qui me frappe aussi, ce sont les couleurs et cet univers onirique pourtant hyperréaliste dans sa façon de peindre.
Ce qui me frappe aussi, ce sont les couleurs et cet univers onirique pourtant hyperréaliste dans sa façon de peindre.
chercheusedor- L'antichambre
- Nombre de messages : 173
Age : 61
Localisation : Paris, close to the fleuve.
Date d'inscription : 02/10/2008
Re: Clovis Trouille
C'est un des rares peintres qui m'hypnotisent - comme Delvaux.
Kashima- Faux-monnayeur
- Nombre de messages : 6546
Date d'inscription : 29/09/2008
Re: Clovis Trouille
Dieu que c'est immoral !!! Vous comprendrez qu'un homme de droit, et de droite, catholique....enfin! Notre Pie XII et nos soeurs....Enfin Célineeeeeeeee serais-tu possédé par des forces diablesques?
Maître.beau-frère- Vergilius' forest
- Nombre de messages : 46
Localisation : Clermont-Ferrand
Date d'inscription : 02/10/2008
Re: Clovis Trouille
Je crois que oui, depuis longtemps... Ce peintre me fascine!
Kashima- Faux-monnayeur
- Nombre de messages : 6546
Date d'inscription : 29/09/2008
Clovis Trouille à l'Isle-Adam
Enfin, je l'ai vu, Clovis, à l'Isle-Adam, depuis des années que je ne connaissais que sur papier ses tableaux, les scrutant, les dévisageant... Il y a plus de dix ans, je suis tombée sur une photo dans un magazine (Paris Match).
Rétrospectivement, il me semble qu'était reproduit le Rêve claustral, et je suppose que cela pouvait être à l'occasion de l'exposition au Centre Georges-Pompidou, "Féminin/masculin" le sexe de l'art ». Quoi qu'il en soit, j'ai été fascinée par cette peinture ; j'ai cherché, à la bibliothèque universitaire, un livre sur ce peintre inconnu et, par chance, il en existait un : je l'ai dévoré, réemprunté, je n'arrivais pas à m'en séparer. Les peintures de Clovis avaient investi mon imagination! Rien, je ne trouvais rien sur lui ; l'accès à Internet n'était pas encore dans mes habitudes, je devais avoir 18 ans. Je n'ai trouvé, comme alternative, que l'idée d'imprimer ce rêve où la mère supérieure embrasse une autre sœur, sous l'œil voyeur d'une autre, et j'avais l'habitude de demander à qui voulait l'entendre : "Dans laquelle te reconnais-tu?". A cette époque, je me satisfaisais, quant à moi, du rôle de la voyeuse, et je collais cette impression en couleur sur les murs de ma chambre :
« Où la chère mère a coutume d’attirer
Sur ses deux seins sanglés de bure, une belle enfant
Obscures amitiés dont Jésus doit pleurer. »
Germain Nouveau, « Rêve claustral »
(pas exposée à L'Isle-Adam)
Clovis Trouille n’appartient à aucun mouvement. Il a côtoyé de près les surréalistes et André Breton, mais il a pris ses distances avec eux car il trouvait Breton trop rigide. Breton, le sexuel, quand Clovis est le sensuel, sa peinture étant celle du désir.
L’Amour Fou, œuvre majeure de Breton, a été dédié au « grand maître du tout est permis », surnom donné à Clovis Trouille.
Le Manifeste du tachisme, en 1954, à l’initiative de Breton, interdit la figuration : comment Clovis Trouille pourrait être intégré à un tel mouvement, lui pour qui la peinture est nécessairement figurative ?
Pour échapper à toutes formes de pression, Clovis Trouille ne veut pas vivre de son art. C’est en cela qu’on le qualifie parfois de « peintre du dimanche », mais cela n’est pas à prendre dans un sens péjoratif : il peint, pour lui, pas pour les marchands d’art, pas pour un public qui sera toujours en retard :
« L’on peint pour dans 30 ans, car le public ne juge que par rétrospective et au contraire l’artiste créateur par anticipation. L’on ne peut alors qu’être peintre pour peintres. Mais les connaisseurs sont pauvres et les riches non connaisseurs. C’est ainsi. C’est le sort du grand art. »
Lettre à Gérard Lattier, 26 septembre 1964.
Comme nous l’a confié son petit-fils Henri Lambert, Trouille était conscient de sa valeur. Il lui disait : « Ne t’en fais pas. Je sais où je finirai… » Et c’était à côté de Léonard de Vinci au Louvre.
Clovis Trouille a donc passé sa vie à travailler, à peindre des mannequins. Son temps libre était pour la peinture et la lecture.
Dans son duplex parisien du XVème arrondissement, il gardait ses toiles, s’en séparant très rarement. Filipacchi a acquis le fameux Rêve claustral, que je m’étonnais de ne pas voir à l’exposition de l’Isle-Adam ; Ornella Volta, auteur du Vampire, avait obtenu de Clovis qu’il lui vende Oh ! Calcutta ! Calcutta !mais, à la suite d’une brouille qui nous est racontée par elle-même dans le catalogue de l’exposition de l’Isle-Adam, elle n’a jamais eu le tableau.
Ce tableau est l'un des plus célèbres de l'artiste. J'ai été surprise par ses dimensions (46x26) qui n'enlèvent pourtant rien à sa beauté.
Quand on veut le classer dans l’histoire de la peinture, on a du mal : il n’est pas surréaliste, sa peinture est au contraire hyperréaliste et onirique ; c’est une peinture sensuelle, qui bouleverse le conformisme, une peinture provocatrice qui ne revendique pas sa provocation car naturellement subversive ; c’est une peinture fantasmatique : les rêves sont récurrents, les femmes nues cachent leur sexe sous des chauves-souris, leurs seins, les hommes, la nature sont érectiles. Sous les vêtements, les sexes des hommes se dressent : si l’on suit le regard de l’homme de La Partouze, on se demande s’il se dresse pour la femme sur l’oranger (dont il voit le reflet des fesses dans l'eau) ou pour la protubérance de l’homme au cors – car elles sont toutes folles de leurs corps.
Clovis Trouille aime jouer avec les mots. Un des plaisirs que j’ai eu et que j’ai encore avec sa peinture, c’est celui du titre, des titres (car pour un seul tableau, plus d’un titre, souvent). Par exemple, Le Bon Désir à la Belle époque s’appelle aussi Le beau Désir à la Belle époque, Le Présage funeste, Misère occidentale nourricière des rentiers, Prélude pour une petite musique de nuit à Partouze-country, le Funeste Présage, Les Zobsecs aux obsèques, Dépaysage du désir…
Tous ces titres donnent des pistes de lecture pour le tableau. Celui-ci montre un accident de train dans la moitié supérieure du tableau : les têtes sont à terre, le cortège funèbre passe et, au premier plan, les ballons, la fête, l’homme en érection et les femmes dans leurs habits de fête. Le désir malgré, à côté de la mort. Au passage, Clovis est l'inventeur du "pédériscope", représenté ci-dessous, une machine qui mesure la virilité!
Dans ses peintures, des slogans, des calembours, qui pourraient paraître vulgaires sous le pinceau d'un autre, mais si drôles chez lui : l'homme sandwich propose des slips pour toutes les bourses ; les religieuses mesurent le calibre de ce que tient la "main de ma soeur" (pas exposée à l'Isle-Adam) ; le poète rouge voudrait peut-être libérer les "poètes et artistes non conformistes" au "dépôt des condamnés"...
Ici, détail de La Rue des Enfants trouvés
La peinture de Clovis Trouille trouve aussi sa force dans les couleurs vives, gaies, plus joyeuses même que le sujet. Elles me font l'impression d'une musique joyeuse qu'on jouerait à des obsèques! Pas de toiles démesurées, chez lui ; il refusait les peintures trop grandes. Il pensait que la force d’un tableau doit se concentrer sur un petit format :
« Ne pensez pas l’intensité de vos dessins en peinture. Il faudrait peut-être pour cela éviter les trop grands formats qui dispersent au lieu de concentrer. »
Lette à Gérard Lattier, 24 octobre 1964.
Le peintre applique les couleurs en touches successives. A Gérard Lattier, encore, il dit ceci :
« Van Gogh, ce coloriste, conseillait de bien exalter les couleurs, parce que le temps ne les adoucirait que trop. La patine étant la récompense des chefs-d’œuvre. En peinture, c’est la couleur qui commande. Les sujets n’étant que prétextes… »
Ses inspirations, ses sujets ont des points communs avec les surréalistes : son goût pour Sade, Sacher-Masoch, Rimbaud… Hommage leur est rendu dans de nombreuses toiles, comme Dolmancé et ses fantômes de luxure, Le Poète rouge (interdite à cause de la statue de Pie XII se dresse sur un phallus), Mon Tombeau, Justine…
Dolmancé, héros sodomite de La Philosophie dans le Boudoir
Justine
La figure de Breton apparaît aussi à plusieurs reprises. J’ai posé la question à Henri Lambert, pour savoir pourquoi il utilisait le chef de fil des surréalistes dans ses tableaux alors qu’il ne voulait pas appartenir à ce courant artistique ; il m’a répondu que Clovis lui trouvait surtout une « belle gueule ». Dans Stigma Diaboli, c’est Breton qui tient la loupe de l'inquisiteur qui cherche la marque des sorcières ; on le voit dans Le Poète rouge, La Momie Somnambule (non exposée à l'Isle-Adam)…
C’est une peinture fine, du détail, dont on peut se régaler sans cesse sans en être repu. Je n’avais pas vu, depuis le temps, les champignons dressés comme des sexes dans la nature de Dolmancé ; la petite bouche, au loin, à droite, dans la peinture du Poète rouge… On trouve même des soucoupes volantes dans ses tableaux si l’on est attentif (cf. Le Poète rouge)
Sa plus belle trilogie, selon moi, c’est celle des Funérailles :
Mes Funérailles 1, appelé Mes Funérailles, montre une femme de dos (reproduction parfait d’une photo d’Yva Richard, société créée par un couple nommé L. Richard et Nativa, la "Môme Inette") en train de profiter des dernières raideurs du défunt ;
mes Funérailles 2, Mon Enterrement, montre un cortège qui passe devant la boutique Lamore, Deuil Immédiat, spécialités de deuil et devant celle des peintures idiotes que « Rimbot » dit aimer dans un poème (on y aperçoit le pot de chambre de Cézanne) ;
mes Funérailles 3, Mon Tombeau, est un chef-d’œuvre de la profusion et du détail, auxquels s'ajoutent les références littéraires. Clovis a trouvé sa place entre les tombes de Sade et de Sacher-Masoch. Son mausolée est ouvert, le cimetière est en fête, c’est une orgie macabre qui célèbre le mort Clovis. Un sarcophage s’ouvre sur un sexe féminin (très saïdien…) sous l’inscription "Ni Dieu, Ni Maître" ; les vautours, les corbeaux, les fouets, le crapaud, le serpent, le lézard, et même des œufs sur le plat sont autour des tombes.
« Ci-gît le peintre qui perdit sa vie à la gagner » : ne priez pas pour lui !
Rétrospectivement, il me semble qu'était reproduit le Rêve claustral, et je suppose que cela pouvait être à l'occasion de l'exposition au Centre Georges-Pompidou, "Féminin/masculin" le sexe de l'art ». Quoi qu'il en soit, j'ai été fascinée par cette peinture ; j'ai cherché, à la bibliothèque universitaire, un livre sur ce peintre inconnu et, par chance, il en existait un : je l'ai dévoré, réemprunté, je n'arrivais pas à m'en séparer. Les peintures de Clovis avaient investi mon imagination! Rien, je ne trouvais rien sur lui ; l'accès à Internet n'était pas encore dans mes habitudes, je devais avoir 18 ans. Je n'ai trouvé, comme alternative, que l'idée d'imprimer ce rêve où la mère supérieure embrasse une autre sœur, sous l'œil voyeur d'une autre, et j'avais l'habitude de demander à qui voulait l'entendre : "Dans laquelle te reconnais-tu?". A cette époque, je me satisfaisais, quant à moi, du rôle de la voyeuse, et je collais cette impression en couleur sur les murs de ma chambre :
« Où la chère mère a coutume d’attirer
Sur ses deux seins sanglés de bure, une belle enfant
Obscures amitiés dont Jésus doit pleurer. »
Germain Nouveau, « Rêve claustral »
(pas exposée à L'Isle-Adam)
Clovis Trouille n’appartient à aucun mouvement. Il a côtoyé de près les surréalistes et André Breton, mais il a pris ses distances avec eux car il trouvait Breton trop rigide. Breton, le sexuel, quand Clovis est le sensuel, sa peinture étant celle du désir.
L’Amour Fou, œuvre majeure de Breton, a été dédié au « grand maître du tout est permis », surnom donné à Clovis Trouille.
Le Manifeste du tachisme, en 1954, à l’initiative de Breton, interdit la figuration : comment Clovis Trouille pourrait être intégré à un tel mouvement, lui pour qui la peinture est nécessairement figurative ?
Pour échapper à toutes formes de pression, Clovis Trouille ne veut pas vivre de son art. C’est en cela qu’on le qualifie parfois de « peintre du dimanche », mais cela n’est pas à prendre dans un sens péjoratif : il peint, pour lui, pas pour les marchands d’art, pas pour un public qui sera toujours en retard :
« L’on peint pour dans 30 ans, car le public ne juge que par rétrospective et au contraire l’artiste créateur par anticipation. L’on ne peut alors qu’être peintre pour peintres. Mais les connaisseurs sont pauvres et les riches non connaisseurs. C’est ainsi. C’est le sort du grand art. »
Lettre à Gérard Lattier, 26 septembre 1964.
Comme nous l’a confié son petit-fils Henri Lambert, Trouille était conscient de sa valeur. Il lui disait : « Ne t’en fais pas. Je sais où je finirai… » Et c’était à côté de Léonard de Vinci au Louvre.
Clovis Trouille a donc passé sa vie à travailler, à peindre des mannequins. Son temps libre était pour la peinture et la lecture.
Dans son duplex parisien du XVème arrondissement, il gardait ses toiles, s’en séparant très rarement. Filipacchi a acquis le fameux Rêve claustral, que je m’étonnais de ne pas voir à l’exposition de l’Isle-Adam ; Ornella Volta, auteur du Vampire, avait obtenu de Clovis qu’il lui vende Oh ! Calcutta ! Calcutta !mais, à la suite d’une brouille qui nous est racontée par elle-même dans le catalogue de l’exposition de l’Isle-Adam, elle n’a jamais eu le tableau.
Ce tableau est l'un des plus célèbres de l'artiste. J'ai été surprise par ses dimensions (46x26) qui n'enlèvent pourtant rien à sa beauté.
Quand on veut le classer dans l’histoire de la peinture, on a du mal : il n’est pas surréaliste, sa peinture est au contraire hyperréaliste et onirique ; c’est une peinture sensuelle, qui bouleverse le conformisme, une peinture provocatrice qui ne revendique pas sa provocation car naturellement subversive ; c’est une peinture fantasmatique : les rêves sont récurrents, les femmes nues cachent leur sexe sous des chauves-souris, leurs seins, les hommes, la nature sont érectiles. Sous les vêtements, les sexes des hommes se dressent : si l’on suit le regard de l’homme de La Partouze, on se demande s’il se dresse pour la femme sur l’oranger (dont il voit le reflet des fesses dans l'eau) ou pour la protubérance de l’homme au cors – car elles sont toutes folles de leurs corps.
Clovis Trouille aime jouer avec les mots. Un des plaisirs que j’ai eu et que j’ai encore avec sa peinture, c’est celui du titre, des titres (car pour un seul tableau, plus d’un titre, souvent). Par exemple, Le Bon Désir à la Belle époque s’appelle aussi Le beau Désir à la Belle époque, Le Présage funeste, Misère occidentale nourricière des rentiers, Prélude pour une petite musique de nuit à Partouze-country, le Funeste Présage, Les Zobsecs aux obsèques, Dépaysage du désir…
Tous ces titres donnent des pistes de lecture pour le tableau. Celui-ci montre un accident de train dans la moitié supérieure du tableau : les têtes sont à terre, le cortège funèbre passe et, au premier plan, les ballons, la fête, l’homme en érection et les femmes dans leurs habits de fête. Le désir malgré, à côté de la mort. Au passage, Clovis est l'inventeur du "pédériscope", représenté ci-dessous, une machine qui mesure la virilité!
Dans ses peintures, des slogans, des calembours, qui pourraient paraître vulgaires sous le pinceau d'un autre, mais si drôles chez lui : l'homme sandwich propose des slips pour toutes les bourses ; les religieuses mesurent le calibre de ce que tient la "main de ma soeur" (pas exposée à l'Isle-Adam) ; le poète rouge voudrait peut-être libérer les "poètes et artistes non conformistes" au "dépôt des condamnés"...
Ici, détail de La Rue des Enfants trouvés
La peinture de Clovis Trouille trouve aussi sa force dans les couleurs vives, gaies, plus joyeuses même que le sujet. Elles me font l'impression d'une musique joyeuse qu'on jouerait à des obsèques! Pas de toiles démesurées, chez lui ; il refusait les peintures trop grandes. Il pensait que la force d’un tableau doit se concentrer sur un petit format :
« Ne pensez pas l’intensité de vos dessins en peinture. Il faudrait peut-être pour cela éviter les trop grands formats qui dispersent au lieu de concentrer. »
Lette à Gérard Lattier, 24 octobre 1964.
Le peintre applique les couleurs en touches successives. A Gérard Lattier, encore, il dit ceci :
« Van Gogh, ce coloriste, conseillait de bien exalter les couleurs, parce que le temps ne les adoucirait que trop. La patine étant la récompense des chefs-d’œuvre. En peinture, c’est la couleur qui commande. Les sujets n’étant que prétextes… »
Ses inspirations, ses sujets ont des points communs avec les surréalistes : son goût pour Sade, Sacher-Masoch, Rimbaud… Hommage leur est rendu dans de nombreuses toiles, comme Dolmancé et ses fantômes de luxure, Le Poète rouge (interdite à cause de la statue de Pie XII se dresse sur un phallus), Mon Tombeau, Justine…
Dolmancé, héros sodomite de La Philosophie dans le Boudoir
Justine
La figure de Breton apparaît aussi à plusieurs reprises. J’ai posé la question à Henri Lambert, pour savoir pourquoi il utilisait le chef de fil des surréalistes dans ses tableaux alors qu’il ne voulait pas appartenir à ce courant artistique ; il m’a répondu que Clovis lui trouvait surtout une « belle gueule ». Dans Stigma Diaboli, c’est Breton qui tient la loupe de l'inquisiteur qui cherche la marque des sorcières ; on le voit dans Le Poète rouge, La Momie Somnambule (non exposée à l'Isle-Adam)…
C’est une peinture fine, du détail, dont on peut se régaler sans cesse sans en être repu. Je n’avais pas vu, depuis le temps, les champignons dressés comme des sexes dans la nature de Dolmancé ; la petite bouche, au loin, à droite, dans la peinture du Poète rouge… On trouve même des soucoupes volantes dans ses tableaux si l’on est attentif (cf. Le Poète rouge)
Sa plus belle trilogie, selon moi, c’est celle des Funérailles :
Mes Funérailles 1, appelé Mes Funérailles, montre une femme de dos (reproduction parfait d’une photo d’Yva Richard, société créée par un couple nommé L. Richard et Nativa, la "Môme Inette") en train de profiter des dernières raideurs du défunt ;
mes Funérailles 2, Mon Enterrement, montre un cortège qui passe devant la boutique Lamore, Deuil Immédiat, spécialités de deuil et devant celle des peintures idiotes que « Rimbot » dit aimer dans un poème (on y aperçoit le pot de chambre de Cézanne) ;
mes Funérailles 3, Mon Tombeau, est un chef-d’œuvre de la profusion et du détail, auxquels s'ajoutent les références littéraires. Clovis a trouvé sa place entre les tombes de Sade et de Sacher-Masoch. Son mausolée est ouvert, le cimetière est en fête, c’est une orgie macabre qui célèbre le mort Clovis. Un sarcophage s’ouvre sur un sexe féminin (très saïdien…) sous l’inscription "Ni Dieu, Ni Maître" ; les vautours, les corbeaux, les fouets, le crapaud, le serpent, le lézard, et même des œufs sur le plat sont autour des tombes.
« Ci-gît le peintre qui perdit sa vie à la gagner » : ne priez pas pour lui !
Dernière édition par Kashima le Jeu 18 Fév 2010 - 11:42, édité 1 fois
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
L'art de Clovis : correspondance avec Maurice Rapin et Mirabelle Dors
Clovis Trouille n'est pas un théoricien de la peinture. Il a cependant, dans les lettres à Maurice Rapin et à Mirabelle Dors, exposé la majorité de ses idées sur ce qu'il croit être un peintre.
En voici quelques extraits :
"Tournez le dos aux écoles, n'adhérez qu'à vous même. Chaque artiste a son secret en lui qu'il lui faut découvrir. Il ne restera que des œuvres solitaires et originales et rien des écoles anti-artistiques d'inspiration collective, de mode". (23 février 1962)
Clovis Trouille ne renie pas sa formation aux Beaux-Arts d'Amiens ; au contraire, il en est fier, il sait qu'il pourrait être un professeur à bien des gens qui s'estiment professeurs. Ses premières peintures, d'avant guerre, sont très "classiques", mais on trouve déjà dans certaines d'entre elles son style. Clovis Trouille estimait que sa plus grand œuvre était Le Jeune Hortillon, ce qui pourrait surprendre...
* Clovis et les marchands d'art :
"Il y a les fausses gloires, celles des poulains des marchands de tableaux. Ces marchands sont de vraies machines à gloire. Ils déclarent : "A du talent qui nous voulons!" Ils achètent même les jurys complaisants à des biennales étrangères pour décerner le prix à un peintre dont ils possèdent un stock de toiles. J'en connais un qui me l'a avoué."
"Il y a des gloires dont il ne reste rien : Phidias et ses chefs d'œuvre inconnus. Par contre, j'ai vu 100 toiles d'un peintre espagnol, notoire encore vivant, accrochées en permanence au Musée d'Antibes, comme chez lui, stupéfiant, ce culot."
La Gloire
"Il y a des gloires qui s'achètent. Ceux qui se paient de somptueuses galeries après 3 mois d'exercice. Il y a des gloires autofinancées, par ces vaniteux espagnols. (...) Il y en a un qui, après avoir plagié les meilleurs peintres, antidate ses toiles, de façon à ce que les plagiés aient l'air d'être ses plagiaires."
"Il n'y a que les bons peintres qui peuvent juger sainement de la peinture. L'on n'a pas besoin de ces cuistres qui décernent depuis toujours des certificats de bonne conduite selon leur critère : J'aime ou j'aime pas. Et à quel titre osent-ils parler de peinture, ces littérateurs? J'estime que l'acheteur qui s'offre un tableau qui lui plaît a acquis le plus beau tableau du monde. Pas besoin de ces critiques qui ne nous achèteront jamais rien, se constituant des collections sans frais avec leur charabia. Si une œuvre plaît, on la regarde, sinon, l'on détourne les yeux, c'est tout." (4 avril 1962)
"J’ai pour principe qu’il faut gagner de l’argent pour pouvoir vivre et peindre, mais qu’un tableau peint en vue de la vente est foutu d’avance." (12 août 1959)
* Clovis, la gloire et les grands maîtres
Clovis est un admirateur de Leonard de Vinci. Dans une lettre (la lettre de "rupture"!) à Ornella Volta, il dit :
"Je ne vais plus qu'au Louvre, pour y contempler 3 oeuvres vraiment divines (souligné par Trouille) de Léonard de Vinci, et m'en vais ensuite, ne voulant voir rien d'autre. J'ai deviné les secrets de La Joconde, du Saint jean et de la Vierge aux Rochers qui sont tous les trois, pour leur perfection (souligné par Trouille), de la main de Léonard, j'en suis sûr, sans collaboration de disciples. Quel bonheur pour moi d'être à Paris où ce* trouve cet incomparable sommet de l'art. C'est mon ultime refuge où j'oublie les souffrances que la vie m'a fait éprouver." (juin 1967)
A La Lanterne Magique, pour le lancement du Vampire d'Ornella Volta à qui Clovis prêta des toiles qu'il modifia pour l'occasion.
(La Complainte du Vampire, ci-dessous, photographié à l'exposition "C'est la Vie" au musée Maillol : impressionnante par ses couleurs vives dans une pièce totalement noire)
On retrouve souvent, aussi, à son panthéon, Phidias, Le Titien, Cézanne, Van Gogh...
"Spoliés de leur vivant, Cézanne et Van Gogh se retirèrent en province pour travailler dans la solitude à l'éclosion de leur message. Mais ils n'aboutirent hélas! qu'à leur mort. Honneur de ne pas vivre."
"Il est vrai que je n'ai jamais travaillé en vue d'obtenir un grand prix à une biennale de Venise quelconque, mais bien plutôt pour mériter dix ans de prison et c'est ce qui me paraît le plus intéressant." (17 mai 1959)
"Je m'habitue à mes tableaux en les voyant vieillir et il me semble que c'est le piquant du subversif qui les sauvera de la patine du temps et de la banalité coutumière." (30 juin 1959)
La patine du temps (détail de La Gloire)
* Clovis, la couleur et la technique :
"J'ai fait mienne la formule de Cézanne : "Quand la couleur est à sa richesse, le destin est à sa plénitude" Ce qui n'empêche qu'en colorant, je redessine constamment avec le pinceau. Ce qui amène toujours une importante amélioration du dessin initial." (23 mai 1963)
Clovis Trouille, travaillant (pendant 40 ans) la semaine chez Imans, à la peinture de mannequins, avait tout le temps de réfléchir à ses propres toiles. Il n'avait pas pour but de créer des œuvres en quantité. Sa technique était de retoucher, des années après, un tableau. C'est pour cela que se séparer d'une toile était difficilement envisageable. Il est intéressant de voir l'enrichissement qu'il a donné à ses tableaux en prenant le recul du temps :
"Il faut limiter sa proposition à une trentaine d'œuvres. Voyez Leonard et Vermeer. Quelques œuvres que l'on compte sur ses doigts." (15 juillet 1959)
"La peinture, à mon sens, est anticommerciale (...) ; les toiles devant être reprises longtemps après leur première finition. C'est ce que Cézanne appelait : sa petite sensation et que j'ai compris par une longue pratique. (...) C'est pourquoi j'estime que vous êtes sur une bonne voie, en ayant un second métier, comme Mallarmé et d'autres. D'ailleurs, Vinci ne put vendre ses toiles divines." (3 mars 1962)
Pour Clovis Trouille, la photographie est indissociable de la peinture. Les classiques copiaient la nature, qu'y aurait-il de mal à reproduire une photographie, à prendre appui sur elle? Même Dali utilisait le calque. On n'est pas dans la simple copie du réel, loin de là. Trouille n'est pas un reproducteur. Il dit lui même qu'il part d'un réel pour aller dans un autre qu'il ignore encore, au-delà de la réalité, d'où son qualificatif d'"hyper-réaliste" (JM Campagne).
* Clovis et les mouvements picturaux
Clovis Trouille a côtoyé les surréalistes et Breton, mais il n'a jamais voulu être intrinsèquement lié au mouvement surréaliste :
"Rien de surprenant à ma rencontre avec les surréalistes après le ” salon des artistes et écrivains révolutionnaires ” où j’avais exposé Remembrance. Je garderai toujours au groupe surréaliste la gratitude d’y avoir rencontré les hommes les plus valables que je connaisse. Beaucoup me firent don de leurs livres avec des dédicaces charmantes et flatteuses. Mais je n’apparaissais à ce groupe que par intermittence le long des années, car pour mon goût, son audience était trop souvent renouvelée par des querelles intestines. C’était la noble lutte des idées. C’était jeune et vivant. Cela n’est plus qu’un souvenir. Place aux jeunes. Je pratiquais donc avant de connaître les surréalistes cet art voyou, voyant, voyeur."
Aux opposants qui disaient que le surréalisme était mort, Clovis présente ce S sur une tête de mort.
Souvenir sans suite
"Je me situe d’une façon très indépendante. Je n’ai jamais admis le cubisme. Ca ne m’émouvait pas. J’aime peindre la beauté féminine. J’ai cherché toute ma vie ce qu’il y avait de plus beau dans la nature pour l’exprimer dans mes tableaux. Je n’ai rien trouvé de plus beau que le nu d’une jeune fille. Pour les hommes, c’est un spectacle émouvant. Par le sexe de la femme c’est Dieu qui se révèle. Je ne me suis pas tellement attaché à peindre des hommes dans mes tableaux. Vous savez l’homme, c’est pas drôle."
* Clovis et l'oeuvre subversive
Comme il a été dit plus haut, Clovis Trouille ne peint pas pour être dans l'air du temps et plaire. Il se fabrique son univers, un univers qui sort de ses rêves, de ses lectures, de ses visions. Il se définit comme voyou, voyant et voyeur ; il invoque Rimbaud, le voyant :
"Il n’y a pas d’auteur disait Rimbaud. Ce que nous faisons ne nous appartient peut-être pas. C’est la théorie de la lettre du voyant. Il n'y a qu’à choisir, choisir c’est le propre de l’homme vient encore de dire en exergue de son dernier livre, Aragon" (12 août 1959)
"Je ne connais que l’art noir, le caractère maudit. Une peinture simplement voyou comme disait Arthur Cravan. C’est faillir à son art que de se limiter à la peinture de pommes, pichets, guitares avec ou sans nu, sous prétexte d’éviter la littérature. Un peintre a le droit de penser. Et un tableau comme l’enterrement à Ormans est quand même plus importante qu’une masure peinte dans la journée par Vlaminck ou Utrillo, qui sont pourtant d’excellents peintres." (12 août 1959)
Il aime l'érotisme, mais n'est pas attiré par la pornographie. Très peu de ses tableaux mettent en scène des choses pornographiques : dans l'Immenculée Conception, il a caché les actes sexuels par les fameuses chauve-souris cache-sexes.
Hâtons-nous donc, "chers amis, de voir la beauté des oeuvres du passé, car hélas, nous ne verrons pas la beauté de demain, nous serons morts." (13 août 1959)
En voici quelques extraits :
"Tournez le dos aux écoles, n'adhérez qu'à vous même. Chaque artiste a son secret en lui qu'il lui faut découvrir. Il ne restera que des œuvres solitaires et originales et rien des écoles anti-artistiques d'inspiration collective, de mode". (23 février 1962)
Clovis Trouille ne renie pas sa formation aux Beaux-Arts d'Amiens ; au contraire, il en est fier, il sait qu'il pourrait être un professeur à bien des gens qui s'estiment professeurs. Ses premières peintures, d'avant guerre, sont très "classiques", mais on trouve déjà dans certaines d'entre elles son style. Clovis Trouille estimait que sa plus grand œuvre était Le Jeune Hortillon, ce qui pourrait surprendre...
* Clovis et les marchands d'art :
"Il y a les fausses gloires, celles des poulains des marchands de tableaux. Ces marchands sont de vraies machines à gloire. Ils déclarent : "A du talent qui nous voulons!" Ils achètent même les jurys complaisants à des biennales étrangères pour décerner le prix à un peintre dont ils possèdent un stock de toiles. J'en connais un qui me l'a avoué."
"Il y a des gloires dont il ne reste rien : Phidias et ses chefs d'œuvre inconnus. Par contre, j'ai vu 100 toiles d'un peintre espagnol, notoire encore vivant, accrochées en permanence au Musée d'Antibes, comme chez lui, stupéfiant, ce culot."
La Gloire
"Il y a des gloires qui s'achètent. Ceux qui se paient de somptueuses galeries après 3 mois d'exercice. Il y a des gloires autofinancées, par ces vaniteux espagnols. (...) Il y en a un qui, après avoir plagié les meilleurs peintres, antidate ses toiles, de façon à ce que les plagiés aient l'air d'être ses plagiaires."
"Il n'y a que les bons peintres qui peuvent juger sainement de la peinture. L'on n'a pas besoin de ces cuistres qui décernent depuis toujours des certificats de bonne conduite selon leur critère : J'aime ou j'aime pas. Et à quel titre osent-ils parler de peinture, ces littérateurs? J'estime que l'acheteur qui s'offre un tableau qui lui plaît a acquis le plus beau tableau du monde. Pas besoin de ces critiques qui ne nous achèteront jamais rien, se constituant des collections sans frais avec leur charabia. Si une œuvre plaît, on la regarde, sinon, l'on détourne les yeux, c'est tout." (4 avril 1962)
"J’ai pour principe qu’il faut gagner de l’argent pour pouvoir vivre et peindre, mais qu’un tableau peint en vue de la vente est foutu d’avance." (12 août 1959)
* Clovis, la gloire et les grands maîtres
Clovis est un admirateur de Leonard de Vinci. Dans une lettre (la lettre de "rupture"!) à Ornella Volta, il dit :
"Je ne vais plus qu'au Louvre, pour y contempler 3 oeuvres vraiment divines (souligné par Trouille) de Léonard de Vinci, et m'en vais ensuite, ne voulant voir rien d'autre. J'ai deviné les secrets de La Joconde, du Saint jean et de la Vierge aux Rochers qui sont tous les trois, pour leur perfection (souligné par Trouille), de la main de Léonard, j'en suis sûr, sans collaboration de disciples. Quel bonheur pour moi d'être à Paris où ce* trouve cet incomparable sommet de l'art. C'est mon ultime refuge où j'oublie les souffrances que la vie m'a fait éprouver." (juin 1967)
A La Lanterne Magique, pour le lancement du Vampire d'Ornella Volta à qui Clovis prêta des toiles qu'il modifia pour l'occasion.
(La Complainte du Vampire, ci-dessous, photographié à l'exposition "C'est la Vie" au musée Maillol : impressionnante par ses couleurs vives dans une pièce totalement noire)
On retrouve souvent, aussi, à son panthéon, Phidias, Le Titien, Cézanne, Van Gogh...
"Spoliés de leur vivant, Cézanne et Van Gogh se retirèrent en province pour travailler dans la solitude à l'éclosion de leur message. Mais ils n'aboutirent hélas! qu'à leur mort. Honneur de ne pas vivre."
"Il est vrai que je n'ai jamais travaillé en vue d'obtenir un grand prix à une biennale de Venise quelconque, mais bien plutôt pour mériter dix ans de prison et c'est ce qui me paraît le plus intéressant." (17 mai 1959)
"Je m'habitue à mes tableaux en les voyant vieillir et il me semble que c'est le piquant du subversif qui les sauvera de la patine du temps et de la banalité coutumière." (30 juin 1959)
La patine du temps (détail de La Gloire)
* Clovis, la couleur et la technique :
"J'ai fait mienne la formule de Cézanne : "Quand la couleur est à sa richesse, le destin est à sa plénitude" Ce qui n'empêche qu'en colorant, je redessine constamment avec le pinceau. Ce qui amène toujours une importante amélioration du dessin initial." (23 mai 1963)
Clovis Trouille, travaillant (pendant 40 ans) la semaine chez Imans, à la peinture de mannequins, avait tout le temps de réfléchir à ses propres toiles. Il n'avait pas pour but de créer des œuvres en quantité. Sa technique était de retoucher, des années après, un tableau. C'est pour cela que se séparer d'une toile était difficilement envisageable. Il est intéressant de voir l'enrichissement qu'il a donné à ses tableaux en prenant le recul du temps :
"Il faut limiter sa proposition à une trentaine d'œuvres. Voyez Leonard et Vermeer. Quelques œuvres que l'on compte sur ses doigts." (15 juillet 1959)
"La peinture, à mon sens, est anticommerciale (...) ; les toiles devant être reprises longtemps après leur première finition. C'est ce que Cézanne appelait : sa petite sensation et que j'ai compris par une longue pratique. (...) C'est pourquoi j'estime que vous êtes sur une bonne voie, en ayant un second métier, comme Mallarmé et d'autres. D'ailleurs, Vinci ne put vendre ses toiles divines." (3 mars 1962)
Pour Clovis Trouille, la photographie est indissociable de la peinture. Les classiques copiaient la nature, qu'y aurait-il de mal à reproduire une photographie, à prendre appui sur elle? Même Dali utilisait le calque. On n'est pas dans la simple copie du réel, loin de là. Trouille n'est pas un reproducteur. Il dit lui même qu'il part d'un réel pour aller dans un autre qu'il ignore encore, au-delà de la réalité, d'où son qualificatif d'"hyper-réaliste" (JM Campagne).
* Clovis et les mouvements picturaux
Clovis Trouille a côtoyé les surréalistes et Breton, mais il n'a jamais voulu être intrinsèquement lié au mouvement surréaliste :
"Rien de surprenant à ma rencontre avec les surréalistes après le ” salon des artistes et écrivains révolutionnaires ” où j’avais exposé Remembrance. Je garderai toujours au groupe surréaliste la gratitude d’y avoir rencontré les hommes les plus valables que je connaisse. Beaucoup me firent don de leurs livres avec des dédicaces charmantes et flatteuses. Mais je n’apparaissais à ce groupe que par intermittence le long des années, car pour mon goût, son audience était trop souvent renouvelée par des querelles intestines. C’était la noble lutte des idées. C’était jeune et vivant. Cela n’est plus qu’un souvenir. Place aux jeunes. Je pratiquais donc avant de connaître les surréalistes cet art voyou, voyant, voyeur."
Aux opposants qui disaient que le surréalisme était mort, Clovis présente ce S sur une tête de mort.
Souvenir sans suite
"Je me situe d’une façon très indépendante. Je n’ai jamais admis le cubisme. Ca ne m’émouvait pas. J’aime peindre la beauté féminine. J’ai cherché toute ma vie ce qu’il y avait de plus beau dans la nature pour l’exprimer dans mes tableaux. Je n’ai rien trouvé de plus beau que le nu d’une jeune fille. Pour les hommes, c’est un spectacle émouvant. Par le sexe de la femme c’est Dieu qui se révèle. Je ne me suis pas tellement attaché à peindre des hommes dans mes tableaux. Vous savez l’homme, c’est pas drôle."
* Clovis et l'oeuvre subversive
Comme il a été dit plus haut, Clovis Trouille ne peint pas pour être dans l'air du temps et plaire. Il se fabrique son univers, un univers qui sort de ses rêves, de ses lectures, de ses visions. Il se définit comme voyou, voyant et voyeur ; il invoque Rimbaud, le voyant :
"Il n’y a pas d’auteur disait Rimbaud. Ce que nous faisons ne nous appartient peut-être pas. C’est la théorie de la lettre du voyant. Il n'y a qu’à choisir, choisir c’est le propre de l’homme vient encore de dire en exergue de son dernier livre, Aragon" (12 août 1959)
"Je ne connais que l’art noir, le caractère maudit. Une peinture simplement voyou comme disait Arthur Cravan. C’est faillir à son art que de se limiter à la peinture de pommes, pichets, guitares avec ou sans nu, sous prétexte d’éviter la littérature. Un peintre a le droit de penser. Et un tableau comme l’enterrement à Ormans est quand même plus importante qu’une masure peinte dans la journée par Vlaminck ou Utrillo, qui sont pourtant d’excellents peintres." (12 août 1959)
Il aime l'érotisme, mais n'est pas attiré par la pornographie. Très peu de ses tableaux mettent en scène des choses pornographiques : dans l'Immenculée Conception, il a caché les actes sexuels par les fameuses chauve-souris cache-sexes.
Hâtons-nous donc, "chers amis, de voir la beauté des oeuvres du passé, car hélas, nous ne verrons pas la beauté de demain, nous serons morts." (13 août 1959)
Kashima- Faux-monnayeur
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Daniel Filipacchi
C'est lui qui tient le "Rêve claustral"!
Article du Figaro (2010) :
LA COLLECTION SECRÈTE DE DANIEL FILIPACCHI
PAULINE SIMONS
19/03/2010 | Mise à jour : 14:37 Réagir
En cinquante ans, il a réuni la plupart des chefs-d'œuvre du surréalisme. Pour la première fois, Daniel Filipacchi nous ouvre les portes de son sanctuaire new-yorkais dédié au plus grand mouvement artistique du XXe siècle. Visite en exclusivité pour « Le Figaro Magazine ».
Coup de sonnette au 43e étage d'un immeuble sélect entre Madison Avenue et l'East River. Sur le seuil, un flic poussiéreux vous tombe dans les bras. Plus vrai que nature. Daniel Filipacchi a toujours aimé les drôleries. Ses amis se souviennent de ses cravates en bois et du tableau « Paire de fesses » suspendu derrière son bureau. Ce cerbère en uniforme de Duane Hanson est aussi pétrifié dans sa chair de résine que la bombe dénudée de John de Andrea alanguie près de l'entrée. «Il y a même des Dalí jusque dans les toilettes», s'étonnait son ami Jean-Luc Lagardère, qui partagea avec lui le groupe de presse Hachette-Filipacchi. Pudique comme une divinité et secret comme beaucoup d'obsessionnels, Daniel a toujours été peu disert sur sa collection de manuscrits, de photos et de tableaux surréalistes. La plus importante au monde, en partie dévoilée au Guggenheim de New York en 1999.
Au fil de la conversation, les souvenirs s'exondent. New York d'abord. Daniel découvre la ville dans les années 50 alors qu'il est photographe à Paris Match. Chargé de suivre le président Vincent Auriol lors d'un voyage officiel aux Etats-Unis, il plante là tout ce joli monde pour les clubs de jazz new-yorkais. «J'ai appelé Dizzy Gillespie, que j'avais connu à Paris, et réservé une chambre au Theresa, le grand hôtel d'Harlem. Mais aucun chauffeur de taxi n'a voulu m'y conduire.» Dans le pré carré de la musique black, les Blancs étaient des moutons noirs. Le jazz fut sans doute la plus longue histoire d'amour de Daniel. Il la partageait, enfant, avec son père. «J'étais d'autant plus intéressé par cette musique peu connue en France qu'il m'interdisait d'utiliser son pick-up. Mon oncle, émigré aux Etats-Unis, était son fournisseur de race records. Il nous réservait la primeur des derniers enregistrements de Louis Armstrong, Duke Ellington, Fats Waller, Jelly Roll Morton.» Jusqu'à Charlie Parker, disparu le 12 mars 1955. Ce jour-là, Daniel lança avec Frank Ténot sur Europe 1 « Pour ceux qui aiment le jazz » : premier succès avant celui de « Salut les Copains ».
Henri Filipacchi, qui avait fui Izmir en 1922, était aussi un grand amoureux de littérature. «Pour gagner sa vie, il a eu l'idée d'un camion-librairie et vendait des livres sur les plages. Plus tard, il participa à la création de la Pléiade et lança le Livre de Poche entouré de ses amis écrivains: Jacques Prévert, qui m'emmena à Belle-Ile, Marcel Duhamel, le père d'adoption des frères Mouloudji, Robert Desnos, ami de Tanguy... Tous se réunissaient au Café de Flore tandis que ma mère refaisait le monde aux Deux Magots. Et je courais d'une terrasse à l'autre. Je me souviens même avoir reçu une claque d'Artaud... J'avais renversé mon verre d'orangeade sur son pantalon.» Le jeune Daniel était à bonne école. A la sortie des cours, il faisait du troc avec le libraire Pierre Béarn, dévorait les romans de Simenon et de Marcel Aymé, les poèmes de Benjamin Péret et d'Aragon.
«Je me suis intéressé aux surréalistes car ils étaient vivants»
C'est chez lui qu'il acheta son premier livre d'André Breton : Le Revolver à cheveux blancs. «Le titre m'avait intrigué. J'espérais un roman policier et j'ai découvert un poème surréaliste. Visuellement, le livre était très original: un cadavre exquis en texte. Je l'ai toujours gardé.» Dès qu'il eut de l'argent, Daniel collectionna les éditions originales. Bien planté dans son époque, il était gourmand de ses contemporains. «Je me suis intéressé aux surréalistes, car ils étaient vivants. J'ai rencontré Dalí, Masson, Lam, Magritte, Matta, croisé Breton, fréquenté Max Ernst et Dorothea Tanning, son épouse, avec laquelle je joue toujours aux échecs. Tous les jeudis, je déjeunais avec Man Ray... Ces trublions arboraient des idées qui me plaisaient: la liberté, l'internationalisation et la contestation. Tous étaient antimilitaristes, antipatriotes et anticléricaux. Ce sont eux qui ont mis le sexe sur la table, fait l'apologie de Sade et de Lautréamont. L'éducation religieuse avait été pour moi un mélange de contes de fées et de films d'épouvante. Et puis, une femme avec une tête en forme de montre, cela m'a toujours amusé.» Daniel possède toujours cinq des dix exemplaires sur papier japon de La Femme visible de Dalí dédicacés à Breton, Crevel, Char... ainsi que le manuscrit et les dessins originaux. La Chasse aux papillons est d'ailleurs épinglée dans sa chambre.
C'est par le biais du livre que le collectionneur aime aborder le tableau. «Les choix picturaux d'André Breton répertoriés dans les différentes éditions de La Peinture et le surréalisme ont toujours été pour moi une référence.» En 2003, lors de la dispersion de l'appartement du poète, Daniel s'était montré un enchérisseur diligent. Il avait manqué Les Amoureux de Picabia pré emptés par l'Etat français, mais s'était consolé avec des collages-objets de Breton, des toiles de Brauner, Clovis Trouille, Tanguy, l'un de ses peintres préférés. «L'un des seuls qui n'ait cessé de s'améliorer, de raconter son histoire sans l'appauvrir et surtout sans s'inspirer d'autres écoles.» Dans la thébaïde new-yorkaise, La Géante aux cheveux éparsveille sur l'échiquier de Max Ernst, face à des Périls solaires plus tardifs acquis dans les années 60, en même temps qu'un premier Dalí au titre impossible.«Objets surréalistes indicateurs de la mémoire instantanée est l'un de ses plus beaux tableaux, posé et mystérieux. Peint dans l'âge d'or du surréalisme. Car la date de l'œuvre est capitale. Prenez Le Baiser rose de Picabia réalisé en 1926. Peint aujourd'hui, il n'aurait pas grand intérêt.»
Dans les années 60, Daniel retrouva André-François Petit, un copain de classe surnommé « Dicky », qui avait ouvert une galerie boulevard Haussmann. «Dicky avait un regard de collectionneur. Il soutenait Tanguy et Dalí, Magritte, Chirico et Hans Bellmer, dont il était le spécialiste, mais ne touchait ni à Miró ni à Picasso, déjà très chers à l'époque et destinés, selon lui, à une clientèle plus intéressée par la signature que par la peinture. Instinctivement, il savait qui passerait à la postérité. Ce qui ne m'a pas empêché de m'intéresser à des artistes qui n'ont jamais percé, comme Stanislao Lepri. Un bon peintre qui a commencé trop tard. Et puis il était diplomate et avait de l'argent. Et ça, on ne vous le pardonne jamais!»
Tous les tableaux du collectionneur sont de la meilleure eau : bonne période, provenances illustres, histoires étonnantes... Les Sources mystérieuses de l'harmonie de Dalí se trouvaient chez Julien Green. L'écrivain avait fondé le groupe du Zodiaque afin de financer son œuvre. Il y eut aussi le milliardaire et mécène Edward James, «le seul fou authentique», selon Dalí. La dispersion de sa collection donna lieu à plusieurs ventes mémorables. Aucun professionnel n'avait pourtant imaginé décrocher la perle lors de la cession de son mobilier : un petit Dalí ficelé dans un paquet et portant l'estampille du musée d'Art moderne de New York avait été oublié dans le tiroir d'une commode pendant trente ans. «La distraction du milliardaire m'a permis d'acquérir Le Visage paranoïaque dans de très bonnes conditions.» Daniel garde aussi en mémoire le sourire amusé de la salle quand il emporta, pour 245 000 dollars, une œuvre de Frida Kahlo. Un prix totalement... surréaliste il y a vingt-cinq ans !
Daniel préférait le pragmatisme des intermédiaires
Le collectionneur fit aussi des transactions du troisième type : avec le marchand Alexandre Iolas, il échangea un appartement parisien contre des toiles de Brauner et de Magritte ou encore un appartement à Megève contre une porte peinte par Max Ernst !
Bien qu'il ait tissé des liens avec beaucoup d'artistes, Daniel préférait le pragmatisme des intermédiaires aux velléités des créateurs. «J'aimais beaucoup Clovis Trouille, anticlérical et obsédé sexuel et j'étais parvenu à lui arracher Rêve claustral, une œuvre de1952. Sans doute chagriné à l'idée de me vendre un tableau, il m'avait demandé à trois reprises de le lui restituer, afin d'y ajouter à chaque fois un petit détail.» Facéties d'artistes qui parfois se terminent en querelles intestines : «Magritte n'avait guère apprécié la plaisanterie de Max Ernst quand celui-ci s'était amusé à le parodier et à signer l'une de ses toiles.» Cette toile cosignée est toutefois un morceau d'anthologie. Dans cet univers aussi foisonnant que déroutant, Daniel Filipacchi a toujours eu ses préférences : il n'a jamais apprécié la période vache de Magritte et les bondieuseries de Dalí. Gourmet et toujours insatiable. A l'ultime question sur le devenir de sa collection, Daniel reste allusif derrière ses éternelles lunettes fumées. Autant en emporte le temps !
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Article du Figaro (2010) :
LA COLLECTION SECRÈTE DE DANIEL FILIPACCHI
PAULINE SIMONS
19/03/2010 | Mise à jour : 14:37 Réagir
En cinquante ans, il a réuni la plupart des chefs-d'œuvre du surréalisme. Pour la première fois, Daniel Filipacchi nous ouvre les portes de son sanctuaire new-yorkais dédié au plus grand mouvement artistique du XXe siècle. Visite en exclusivité pour « Le Figaro Magazine ».
Coup de sonnette au 43e étage d'un immeuble sélect entre Madison Avenue et l'East River. Sur le seuil, un flic poussiéreux vous tombe dans les bras. Plus vrai que nature. Daniel Filipacchi a toujours aimé les drôleries. Ses amis se souviennent de ses cravates en bois et du tableau « Paire de fesses » suspendu derrière son bureau. Ce cerbère en uniforme de Duane Hanson est aussi pétrifié dans sa chair de résine que la bombe dénudée de John de Andrea alanguie près de l'entrée. «Il y a même des Dalí jusque dans les toilettes», s'étonnait son ami Jean-Luc Lagardère, qui partagea avec lui le groupe de presse Hachette-Filipacchi. Pudique comme une divinité et secret comme beaucoup d'obsessionnels, Daniel a toujours été peu disert sur sa collection de manuscrits, de photos et de tableaux surréalistes. La plus importante au monde, en partie dévoilée au Guggenheim de New York en 1999.
Au fil de la conversation, les souvenirs s'exondent. New York d'abord. Daniel découvre la ville dans les années 50 alors qu'il est photographe à Paris Match. Chargé de suivre le président Vincent Auriol lors d'un voyage officiel aux Etats-Unis, il plante là tout ce joli monde pour les clubs de jazz new-yorkais. «J'ai appelé Dizzy Gillespie, que j'avais connu à Paris, et réservé une chambre au Theresa, le grand hôtel d'Harlem. Mais aucun chauffeur de taxi n'a voulu m'y conduire.» Dans le pré carré de la musique black, les Blancs étaient des moutons noirs. Le jazz fut sans doute la plus longue histoire d'amour de Daniel. Il la partageait, enfant, avec son père. «J'étais d'autant plus intéressé par cette musique peu connue en France qu'il m'interdisait d'utiliser son pick-up. Mon oncle, émigré aux Etats-Unis, était son fournisseur de race records. Il nous réservait la primeur des derniers enregistrements de Louis Armstrong, Duke Ellington, Fats Waller, Jelly Roll Morton.» Jusqu'à Charlie Parker, disparu le 12 mars 1955. Ce jour-là, Daniel lança avec Frank Ténot sur Europe 1 « Pour ceux qui aiment le jazz » : premier succès avant celui de « Salut les Copains ».
Henri Filipacchi, qui avait fui Izmir en 1922, était aussi un grand amoureux de littérature. «Pour gagner sa vie, il a eu l'idée d'un camion-librairie et vendait des livres sur les plages. Plus tard, il participa à la création de la Pléiade et lança le Livre de Poche entouré de ses amis écrivains: Jacques Prévert, qui m'emmena à Belle-Ile, Marcel Duhamel, le père d'adoption des frères Mouloudji, Robert Desnos, ami de Tanguy... Tous se réunissaient au Café de Flore tandis que ma mère refaisait le monde aux Deux Magots. Et je courais d'une terrasse à l'autre. Je me souviens même avoir reçu une claque d'Artaud... J'avais renversé mon verre d'orangeade sur son pantalon.» Le jeune Daniel était à bonne école. A la sortie des cours, il faisait du troc avec le libraire Pierre Béarn, dévorait les romans de Simenon et de Marcel Aymé, les poèmes de Benjamin Péret et d'Aragon.
«Je me suis intéressé aux surréalistes car ils étaient vivants»
C'est chez lui qu'il acheta son premier livre d'André Breton : Le Revolver à cheveux blancs. «Le titre m'avait intrigué. J'espérais un roman policier et j'ai découvert un poème surréaliste. Visuellement, le livre était très original: un cadavre exquis en texte. Je l'ai toujours gardé.» Dès qu'il eut de l'argent, Daniel collectionna les éditions originales. Bien planté dans son époque, il était gourmand de ses contemporains. «Je me suis intéressé aux surréalistes, car ils étaient vivants. J'ai rencontré Dalí, Masson, Lam, Magritte, Matta, croisé Breton, fréquenté Max Ernst et Dorothea Tanning, son épouse, avec laquelle je joue toujours aux échecs. Tous les jeudis, je déjeunais avec Man Ray... Ces trublions arboraient des idées qui me plaisaient: la liberté, l'internationalisation et la contestation. Tous étaient antimilitaristes, antipatriotes et anticléricaux. Ce sont eux qui ont mis le sexe sur la table, fait l'apologie de Sade et de Lautréamont. L'éducation religieuse avait été pour moi un mélange de contes de fées et de films d'épouvante. Et puis, une femme avec une tête en forme de montre, cela m'a toujours amusé.» Daniel possède toujours cinq des dix exemplaires sur papier japon de La Femme visible de Dalí dédicacés à Breton, Crevel, Char... ainsi que le manuscrit et les dessins originaux. La Chasse aux papillons est d'ailleurs épinglée dans sa chambre.
C'est par le biais du livre que le collectionneur aime aborder le tableau. «Les choix picturaux d'André Breton répertoriés dans les différentes éditions de La Peinture et le surréalisme ont toujours été pour moi une référence.» En 2003, lors de la dispersion de l'appartement du poète, Daniel s'était montré un enchérisseur diligent. Il avait manqué Les Amoureux de Picabia pré emptés par l'Etat français, mais s'était consolé avec des collages-objets de Breton, des toiles de Brauner, Clovis Trouille, Tanguy, l'un de ses peintres préférés. «L'un des seuls qui n'ait cessé de s'améliorer, de raconter son histoire sans l'appauvrir et surtout sans s'inspirer d'autres écoles.» Dans la thébaïde new-yorkaise, La Géante aux cheveux éparsveille sur l'échiquier de Max Ernst, face à des Périls solaires plus tardifs acquis dans les années 60, en même temps qu'un premier Dalí au titre impossible.«Objets surréalistes indicateurs de la mémoire instantanée est l'un de ses plus beaux tableaux, posé et mystérieux. Peint dans l'âge d'or du surréalisme. Car la date de l'œuvre est capitale. Prenez Le Baiser rose de Picabia réalisé en 1926. Peint aujourd'hui, il n'aurait pas grand intérêt.»
Dans les années 60, Daniel retrouva André-François Petit, un copain de classe surnommé « Dicky », qui avait ouvert une galerie boulevard Haussmann. «Dicky avait un regard de collectionneur. Il soutenait Tanguy et Dalí, Magritte, Chirico et Hans Bellmer, dont il était le spécialiste, mais ne touchait ni à Miró ni à Picasso, déjà très chers à l'époque et destinés, selon lui, à une clientèle plus intéressée par la signature que par la peinture. Instinctivement, il savait qui passerait à la postérité. Ce qui ne m'a pas empêché de m'intéresser à des artistes qui n'ont jamais percé, comme Stanislao Lepri. Un bon peintre qui a commencé trop tard. Et puis il était diplomate et avait de l'argent. Et ça, on ne vous le pardonne jamais!»
Tous les tableaux du collectionneur sont de la meilleure eau : bonne période, provenances illustres, histoires étonnantes... Les Sources mystérieuses de l'harmonie de Dalí se trouvaient chez Julien Green. L'écrivain avait fondé le groupe du Zodiaque afin de financer son œuvre. Il y eut aussi le milliardaire et mécène Edward James, «le seul fou authentique», selon Dalí. La dispersion de sa collection donna lieu à plusieurs ventes mémorables. Aucun professionnel n'avait pourtant imaginé décrocher la perle lors de la cession de son mobilier : un petit Dalí ficelé dans un paquet et portant l'estampille du musée d'Art moderne de New York avait été oublié dans le tiroir d'une commode pendant trente ans. «La distraction du milliardaire m'a permis d'acquérir Le Visage paranoïaque dans de très bonnes conditions.» Daniel garde aussi en mémoire le sourire amusé de la salle quand il emporta, pour 245 000 dollars, une œuvre de Frida Kahlo. Un prix totalement... surréaliste il y a vingt-cinq ans !
Daniel préférait le pragmatisme des intermédiaires
Le collectionneur fit aussi des transactions du troisième type : avec le marchand Alexandre Iolas, il échangea un appartement parisien contre des toiles de Brauner et de Magritte ou encore un appartement à Megève contre une porte peinte par Max Ernst !
Bien qu'il ait tissé des liens avec beaucoup d'artistes, Daniel préférait le pragmatisme des intermédiaires aux velléités des créateurs. «J'aimais beaucoup Clovis Trouille, anticlérical et obsédé sexuel et j'étais parvenu à lui arracher Rêve claustral, une œuvre de1952. Sans doute chagriné à l'idée de me vendre un tableau, il m'avait demandé à trois reprises de le lui restituer, afin d'y ajouter à chaque fois un petit détail.» Facéties d'artistes qui parfois se terminent en querelles intestines : «Magritte n'avait guère apprécié la plaisanterie de Max Ernst quand celui-ci s'était amusé à le parodier et à signer l'une de ses toiles.» Cette toile cosignée est toutefois un morceau d'anthologie. Dans cet univers aussi foisonnant que déroutant, Daniel Filipacchi a toujours eu ses préférences : il n'a jamais apprécié la période vache de Magritte et les bondieuseries de Dalí. Gourmet et toujours insatiable. A l'ultime question sur le devenir de sa collection, Daniel reste allusif derrière ses éternelles lunettes fumées. Autant en emporte le temps !
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Kashima- Faux-monnayeur
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A Laval
Dernier volet de cette exposition sur 2 ans : Trouille à Laval, du 16 octobre au 16 janvier, musée Art naïf.
Kashima- Faux-monnayeur
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Scène de couvent
Bon anniversaire Clovis!
Kashima- Faux-monnayeur
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