Le fantôme de Mme Muir
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Le fantôme de Mme Muir
The Ghost and Mrs Muir, traduit en français par L'Aventure de Mme Muir, est un film de Mankiewicz datant de 1947.
Son propos est le suivant : veuve depuis un an, Lucy Muir décide de quitter sa belle-famille (belle-mère et belle soeur) pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa gouvernante. Arrivée à Whitecliff, sur la côte sauvage, elle loue une maison. On dit qu'elle est hantée. Loin d'avoir peur, Lucy s'en réjouit.
La question qui se pose, à l'issue du film, est la suivante : le fantôme existe-t-il vraiment ou est-il le fruit de l'imagination de Mme Muir? Pour moi, cela ne fait aucun doute : il n'existe pas. En voici les raisons :
- Scène d’ouverture : Mme Muir, veuve depuis un an, clame son désir d’indépendance. Elle part vivre au bord de la mer avec sa fille et la gouvernante Marthe pour « vivre sa vie » (comme elle le dit).
- Le film insiste beaucoup sur l’époque : nous sommes au début du XXe. On retrouve plusieurs fois dans la bouche des personnages des paroles comme : « Je peux me permettre d’écrire cela, nous sommes quand même au XXe ». Le nouveau siècle est une perspective de renouveau et de liberté.
- Beaucoup de réflexions misogynes (dans la bouche du fantôme ou de l’éditeur) montrent quelle est la place que doit avoir la femme à cette époque. Le comportement de l’amant que Mme Muir rencontre va dans le même sens (homme qui trompe sa femme, qui fait des fausses promesses, personnage du séducteur). La belle-famille, en insistant pour que Mme Muir revienne avec elle, sous prétexte qu’elle ne se débrouillera jamais seule, renforce aussi cette difficulté à vivre seule la vie qu’elle a choisie. Il faut se trouver une force supplémentaire dans ce contexte-là, pas très enclin au féminisme.
- A plusieurs reprises dans le film, Mme Muir se confie à Marthe et déplore de n’avoir rien fait de sa vie, d’en être à la moitié sans avoir rien réalisé. Elle dit la même chose au fantôme (à deux reprises) qui la soutient et la supporte dans son désir d’avancer. Pour insister sur la profondeur du sentiment d’échec qu’éprouve Mme Muir, elle va même jusqu’à dire à Marthe : « vous au moins, vous avez servi à qqch », ce à quoi Marthe répond : « Oui, j’ai fait cuire assez de steaks pour nourrir un hippopotame ».
Pourquoi le fantôme est-il, selon moi, le fruit de l’imagination de Mme Muir ?
Dans le fantastique, l’ambigüité est toujours présente : est-ce le personnage qui est « fou » ou le phénomène se produit-il vraiment ?
L’art du fantastique réside dans cette difficulté à trancher. (cf. Le Horla, Le Chat noir, etc).
1) Mme Muir se lance seule dans l’inconnu. Elle a une enfant à charge, son mari est mort, elle est dans une situation fragile. « sans homme », comme on lui dit plus tard, alors qu’un homme pourrait être un soutien pour elle.
2) Dès qu’elle visite la maison, elle remarque le visage du capitaine Gregg sur un tableau. A partir de là, elle a trouvé cet homme qui va l’aider à se lancer dans sa nouvelle vie (une force). Pour preuve que ce fantôme est le fruit de son imagination, c’est qu’il ne reste à ses côtés que la première année, le temps qu’elle trouve ses marques, la force de se lancer dans ses projets. Il est un confort moral.
3) On trouve le fantôme à un moment clé de sa vie (et il revient à un autre moment clé dur à franchir : la mort): comment s’en sortir seule dans cette situation à cette époque, sans argent, avec la pression d’une belle-famille ?
- l’idée du fantôme lui permet de dire ce qu’elle n’oserait pas dire en son propre nom (envoyer balader la belle-famille en termes grossiers, par exemple) ;
- elle lui permet de se lancer dans un projet d’écriture insensé. Ecrire, pour une femme seule en ce début de XXe, démarcher un éditeur sont déjà difficiles, mais si c’est un récit d’aventures, l’histoire d’un capitaine, cela devient impensable. D’ailleurs, dès son arrivée chez le « publisher », ne lui demande-t-on pas si elle apporte des recettes de cuisine ? L’éditeur la reçoit en disant que lire des histoires de bonnes femmes qui s’ennuient dans leur vie ne l’intéresse pas. S’il s’intéresse au roman, c’est parce que Mme Muir lui dit qu’il n’est pas d’elle, qu’il lui a été confié par le Capitaine X, un marin à la vie mouvementée. C’est seulement par ce biais qu’elle parvient à attirer l’attention de l’éditeur. Encore une fois, sans l’idée du fantôme avec elle, qui la protège, elle n’aurait pas osé faire ces démarches. Jamais l’éditeur n’envisage que ce texte est d’elle : « Quel homme ! Il faut que je le connaisse ! Vous me le présenterez ? » Il est exclu qu’une femme puisse être l’auteur d’un tel texte.
4) Ce n’est pas une véritable histoire d’amour entre Mme Muir et le fantôme, c’est un désir d’amour. Même s’il montre un peu de jalousie quand quelques hommes approchent Mme Muir (l’agent immobilier, Oncle Neddy…), Gregg la laisse vivre sa vie. Il l’incite même, à un moment, à vivre et à rencontrer des hommes, lorsqu’elle lui confie sur le balcon qu’elle ne vit pas, qu’elle lui dit sa solitude. La mise en scène de ce passage ne laisse pas penser qu’il dit cela en faisant un sacrifice. De plus, pas de baiser, de rapprochement physique. D'accord, c'est un fantôme, mais Mme Muir ne peut étreindre son imagination.
5) Lorsque Mme Muir a enfin stabilisé sa situation financière avec l’édition de son roman, quand elle a rencontré un homme avec qui elle va se marier, le fantôme disparaît. La première fois que j'ai vu le film, j'ai pensé qu'il était bancal. Je me suis trompée. Comment mettre en doute Mankiewicz, scénariste de métier et qui en était à son 4e film? La disparition du fantôme au milieu du film est logique : Mme Muir a sa vie en main. Ce n’est pas lui qui décide de partir, c’est elle qui n’en a plus besoin. Son imagination s’essouffle, n’est plus utile pour avancer et vivre. Dans la scène de la rupture (elle dort et il vient lui souhaiter bonne chance dans sa vie), il lui clame tout ce qu’ils auraient pu faire ensemble, une vie en mer et d’aventure. Mais Mme Muir rêve! On nous la montre endormie, à l'écran. N’est-ce pas le regret d’une vie autre que Mme Muir aurait pu avoir si elle avait été un camarade de navigation du capitaine, en d’autres mots : un homme ?
Après son échec amoureux, Mme Muir n’a plus la force de le convoquer. Il ne sera que « memories », un souvenir (elle le dit). Mme Muir n’a plus besoin de lui et, après les lourds échecs, elle n’a plus les élans de l’imagination. Dans un nouveau projet, une nouvelle vie, l’entrain se trouve au départ, dans les premiers temps. Après les premiers enthousiasmes, l’entrain s’épuise naturellement.
6) Anna, la fille de Mme Muir, a vu le fantôme enfant. Elle l’avoue à sa mère à la fin, quand elle est devenue adulte. Elle dit presque clairement qu’il n’a pas existé, que c’était un fantasme de petite fille. Elle était amoureuse de ce marin imaginaire, qui hantait la maison (on leur dit, dès leur arrivée dans cette maison, qu’elle est hantée : l’imagination se sert de cette information et développe l’existence de ce fantôme.) Elle a guéri en grandissant, en réalisant sa vie ; Mme Muir n'a pas avancé depuis et elle reste enfermée dans le regret de cet amour idéal, ce désir d'aventure.
Anna dit à sa mère que le fantôme a disparu parce qu’elle était sans doute trop grande pour y croire… Et il l’a aidée à grandir, justement : ne va-t-elle pas épouser un marin ?
7) Pour preuve encore, Mme Muir se réjouit, contre toute attente, quand l’agent lui dit « la maison est hantée ». Même si cela provoque un effet comique, cet enthousiasme montre que Mme Muir est heureuse car elle ne sera pas « seule ». Une réaction normale eût été l'effroi.
On pourrait objecter : "Oui, mais le fantôme, à un moment du film au moins, semble être vraiment là." C'est la scène où il chasse la belle-famille venue rendre visite à Lucy Muir. Il s'amuse avec elles puis les met à la porte. Sauf que... La scène est vue à travers les yeux d'Anna, la fille de Mme Muir, qui nous apprend à la fin du film qu'elle s'est elle aussi distraite la première année avec l'idée de ce fantôme. Si Mme Muir avait été témoin de la scène, on aurait pu se dire que l'hypothèse aurait été difficile à défendre. Or, la petite Anna voit sans doute sa grand-mère et sa tante s'éloigner, et elle prend plaisir à s'imaginer que le capitaine les expulse.
A chaque fois que le fantôme donne de la voix, rien ne prouve que ce n'est pas dans la tête de Mme Muir:
- au début du film, l'agent immobilier entend un rire et se sauve affolé. Mais il est terrifié dès le début à l'idée d'entrer dans cette maison. Mme Muir ne semble pas avoir entendu la même chose. Elle dit même que le bruit pouvait être le vent...
- quand Lucy répond grossièrement à sa belle-famille, elle fait juste preuve d'audace en compagnie du fantôme qu'elle imagine.
- chez l'éditeur, Lucy lui parle avec grossièreté, mais il n'y a pas de présence du fantôme, même pas à l'écran cette fois-ci.
- dans le train, le fantôme met dehors un homme qui entre dans le compartiment où il se trouve avec Mme Muir : j'y vois encore l'audace de Mme Muir qui ne veut pas se voir importunée et se retrouver seule avec à une "face de crabe", comme elle appelle ce voyageur qu'elle-même ose chasser.
D'ailleurs, rappelons-nous que personne ne voit jamais le fantôme, en dehors de Mme Muir et de la petite Anna, les deux âmes qui souffrent du deuil et de la solitude... Martha, pourtant proche de la famille et complice dès la scène d'ouverture, ne voit pas le capitaine Gregg...
Lucy Muir a besoin d'aventure, que sa vie change, remue. La traduction française occulte le nom de fantôme, ce qui peut aussi appuyer l'idée qu'il n'est qu'un personnage inventé pour vivre "l'aventure".
A la fin du film, Mme Muir a vieilli. Elle se retrouve seule avec sa servante, Marthe, qui lui a été fidèle toute sa vie. Sa fille est mariée, elle a quitté depuis longtemps la maison. Le petit chien est mort.
Elle regarde la mer, le temps et la vie qui passent, se retrouve une énième fois sur le balcon à attendre quelque chose qui ne vient pas : le fantôme (ce fantôme de l’amour qu’elle n’a pas vécu ?).
Marthe vient lui apporter un verre de lait chaud qu’elle refuse de boire tout de suite. Elle a un mouvement d’humeur envers la servante, et elle dit qu’elle a une douleur dans le bras gauche (côté cœur) (mort annoncée).
Elle a à peine le temps de boire ce verre qu’elle rend l’âme (vieillesse, usure, cœur malade [sens propre/figuré])
Alors, le capitaine Gregg (le fantôme) revient, lui qui l’avait délaissée durant ces années. Il part avec elle, que l’on revoit sous sa forme jeune. Un regard en arrière, elle voit dans le fauteuil son corps mort de vieille femme. Elle part avec Gregg, main dans la main. Ils se dirigent vers la porte de sortie. Quand ils croisent Marthe, elle ne les voit pas : Mme Muir est morte, elle est elle-même un fantôme.
« my darling », « my dear », mais « my love » ? Jamais dit. Gregg était là pour lui donner de la force dans la vie. Il l’accompagne dans ses derniers instants…
Lucy est une sorte de Madame Bovary, qui vit dans le rêve mais qui se donne les moyens de l'action par ce rêve. Elle se fait renommer Lucia par le fantôme, parce que c'est un nom d'aventurière. Comme elle, elle se fait même avoir en amour. Contrairement à elle, elle attend patiemment la mort après avoir tenté le rêve.
L’accent est tellement mis sur la solitude, le désir de vivre sa vie, de s’émanciper, qu’il ne m’est pas possible de voir autrement ce film : pour moi, il est profondément triste. Cette veuve aura essayé, quitte à s’inventer ce compagnon/fantôme, de réaliser quelque chose dans la vie. C’est quelqu’un de très seul. Sa mort, à la fin, se fait aussi dans la solitude. Voir s’éloigner les deux fantômes, sans qu’ils montrent rien d’amoureux l’un pour l’autre, n’est pas réjouissant. En tant que spectateur, on est heureux qu’ils se retrouvent, certes, mais elle est morte ! C’est trop tard, cet homme rêvé n’a pas pris forme dans sa vie. Le dernier plan, c’est une porte refermée sur une vie de solitude. La maison ne sera pas hantée, elle ne l’a jamais été : les fantômes ont quitté les lieux, celle qui faisait vivre ce fantasme est morte aussi. Malgré les scènes comiques, la légèreté parfois affichée, le film n’est pas joyeux. La fin ne l’est pas non plus : une femme vieillit et meurt seule… J'aurais pourtant beaucoup voulu y croire, j'aurais aimé que le fantôme existe. Vanitas vanitatum.
Son propos est le suivant : veuve depuis un an, Lucy Muir décide de quitter sa belle-famille (belle-mère et belle soeur) pour aller vivre au bord de la mer avec sa fille et sa gouvernante. Arrivée à Whitecliff, sur la côte sauvage, elle loue une maison. On dit qu'elle est hantée. Loin d'avoir peur, Lucy s'en réjouit.
La question qui se pose, à l'issue du film, est la suivante : le fantôme existe-t-il vraiment ou est-il le fruit de l'imagination de Mme Muir? Pour moi, cela ne fait aucun doute : il n'existe pas. En voici les raisons :
- Scène d’ouverture : Mme Muir, veuve depuis un an, clame son désir d’indépendance. Elle part vivre au bord de la mer avec sa fille et la gouvernante Marthe pour « vivre sa vie » (comme elle le dit).
- Le film insiste beaucoup sur l’époque : nous sommes au début du XXe. On retrouve plusieurs fois dans la bouche des personnages des paroles comme : « Je peux me permettre d’écrire cela, nous sommes quand même au XXe ». Le nouveau siècle est une perspective de renouveau et de liberté.
- Beaucoup de réflexions misogynes (dans la bouche du fantôme ou de l’éditeur) montrent quelle est la place que doit avoir la femme à cette époque. Le comportement de l’amant que Mme Muir rencontre va dans le même sens (homme qui trompe sa femme, qui fait des fausses promesses, personnage du séducteur). La belle-famille, en insistant pour que Mme Muir revienne avec elle, sous prétexte qu’elle ne se débrouillera jamais seule, renforce aussi cette difficulté à vivre seule la vie qu’elle a choisie. Il faut se trouver une force supplémentaire dans ce contexte-là, pas très enclin au féminisme.
- A plusieurs reprises dans le film, Mme Muir se confie à Marthe et déplore de n’avoir rien fait de sa vie, d’en être à la moitié sans avoir rien réalisé. Elle dit la même chose au fantôme (à deux reprises) qui la soutient et la supporte dans son désir d’avancer. Pour insister sur la profondeur du sentiment d’échec qu’éprouve Mme Muir, elle va même jusqu’à dire à Marthe : « vous au moins, vous avez servi à qqch », ce à quoi Marthe répond : « Oui, j’ai fait cuire assez de steaks pour nourrir un hippopotame ».
Pourquoi le fantôme est-il, selon moi, le fruit de l’imagination de Mme Muir ?
Dans le fantastique, l’ambigüité est toujours présente : est-ce le personnage qui est « fou » ou le phénomène se produit-il vraiment ?
L’art du fantastique réside dans cette difficulté à trancher. (cf. Le Horla, Le Chat noir, etc).
1) Mme Muir se lance seule dans l’inconnu. Elle a une enfant à charge, son mari est mort, elle est dans une situation fragile. « sans homme », comme on lui dit plus tard, alors qu’un homme pourrait être un soutien pour elle.
2) Dès qu’elle visite la maison, elle remarque le visage du capitaine Gregg sur un tableau. A partir de là, elle a trouvé cet homme qui va l’aider à se lancer dans sa nouvelle vie (une force). Pour preuve que ce fantôme est le fruit de son imagination, c’est qu’il ne reste à ses côtés que la première année, le temps qu’elle trouve ses marques, la force de se lancer dans ses projets. Il est un confort moral.
3) On trouve le fantôme à un moment clé de sa vie (et il revient à un autre moment clé dur à franchir : la mort): comment s’en sortir seule dans cette situation à cette époque, sans argent, avec la pression d’une belle-famille ?
- l’idée du fantôme lui permet de dire ce qu’elle n’oserait pas dire en son propre nom (envoyer balader la belle-famille en termes grossiers, par exemple) ;
- elle lui permet de se lancer dans un projet d’écriture insensé. Ecrire, pour une femme seule en ce début de XXe, démarcher un éditeur sont déjà difficiles, mais si c’est un récit d’aventures, l’histoire d’un capitaine, cela devient impensable. D’ailleurs, dès son arrivée chez le « publisher », ne lui demande-t-on pas si elle apporte des recettes de cuisine ? L’éditeur la reçoit en disant que lire des histoires de bonnes femmes qui s’ennuient dans leur vie ne l’intéresse pas. S’il s’intéresse au roman, c’est parce que Mme Muir lui dit qu’il n’est pas d’elle, qu’il lui a été confié par le Capitaine X, un marin à la vie mouvementée. C’est seulement par ce biais qu’elle parvient à attirer l’attention de l’éditeur. Encore une fois, sans l’idée du fantôme avec elle, qui la protège, elle n’aurait pas osé faire ces démarches. Jamais l’éditeur n’envisage que ce texte est d’elle : « Quel homme ! Il faut que je le connaisse ! Vous me le présenterez ? » Il est exclu qu’une femme puisse être l’auteur d’un tel texte.
4) Ce n’est pas une véritable histoire d’amour entre Mme Muir et le fantôme, c’est un désir d’amour. Même s’il montre un peu de jalousie quand quelques hommes approchent Mme Muir (l’agent immobilier, Oncle Neddy…), Gregg la laisse vivre sa vie. Il l’incite même, à un moment, à vivre et à rencontrer des hommes, lorsqu’elle lui confie sur le balcon qu’elle ne vit pas, qu’elle lui dit sa solitude. La mise en scène de ce passage ne laisse pas penser qu’il dit cela en faisant un sacrifice. De plus, pas de baiser, de rapprochement physique. D'accord, c'est un fantôme, mais Mme Muir ne peut étreindre son imagination.
5) Lorsque Mme Muir a enfin stabilisé sa situation financière avec l’édition de son roman, quand elle a rencontré un homme avec qui elle va se marier, le fantôme disparaît. La première fois que j'ai vu le film, j'ai pensé qu'il était bancal. Je me suis trompée. Comment mettre en doute Mankiewicz, scénariste de métier et qui en était à son 4e film? La disparition du fantôme au milieu du film est logique : Mme Muir a sa vie en main. Ce n’est pas lui qui décide de partir, c’est elle qui n’en a plus besoin. Son imagination s’essouffle, n’est plus utile pour avancer et vivre. Dans la scène de la rupture (elle dort et il vient lui souhaiter bonne chance dans sa vie), il lui clame tout ce qu’ils auraient pu faire ensemble, une vie en mer et d’aventure. Mais Mme Muir rêve! On nous la montre endormie, à l'écran. N’est-ce pas le regret d’une vie autre que Mme Muir aurait pu avoir si elle avait été un camarade de navigation du capitaine, en d’autres mots : un homme ?
Après son échec amoureux, Mme Muir n’a plus la force de le convoquer. Il ne sera que « memories », un souvenir (elle le dit). Mme Muir n’a plus besoin de lui et, après les lourds échecs, elle n’a plus les élans de l’imagination. Dans un nouveau projet, une nouvelle vie, l’entrain se trouve au départ, dans les premiers temps. Après les premiers enthousiasmes, l’entrain s’épuise naturellement.
6) Anna, la fille de Mme Muir, a vu le fantôme enfant. Elle l’avoue à sa mère à la fin, quand elle est devenue adulte. Elle dit presque clairement qu’il n’a pas existé, que c’était un fantasme de petite fille. Elle était amoureuse de ce marin imaginaire, qui hantait la maison (on leur dit, dès leur arrivée dans cette maison, qu’elle est hantée : l’imagination se sert de cette information et développe l’existence de ce fantôme.) Elle a guéri en grandissant, en réalisant sa vie ; Mme Muir n'a pas avancé depuis et elle reste enfermée dans le regret de cet amour idéal, ce désir d'aventure.
Anna dit à sa mère que le fantôme a disparu parce qu’elle était sans doute trop grande pour y croire… Et il l’a aidée à grandir, justement : ne va-t-elle pas épouser un marin ?
7) Pour preuve encore, Mme Muir se réjouit, contre toute attente, quand l’agent lui dit « la maison est hantée ». Même si cela provoque un effet comique, cet enthousiasme montre que Mme Muir est heureuse car elle ne sera pas « seule ». Une réaction normale eût été l'effroi.
On pourrait objecter : "Oui, mais le fantôme, à un moment du film au moins, semble être vraiment là." C'est la scène où il chasse la belle-famille venue rendre visite à Lucy Muir. Il s'amuse avec elles puis les met à la porte. Sauf que... La scène est vue à travers les yeux d'Anna, la fille de Mme Muir, qui nous apprend à la fin du film qu'elle s'est elle aussi distraite la première année avec l'idée de ce fantôme. Si Mme Muir avait été témoin de la scène, on aurait pu se dire que l'hypothèse aurait été difficile à défendre. Or, la petite Anna voit sans doute sa grand-mère et sa tante s'éloigner, et elle prend plaisir à s'imaginer que le capitaine les expulse.
A chaque fois que le fantôme donne de la voix, rien ne prouve que ce n'est pas dans la tête de Mme Muir:
- au début du film, l'agent immobilier entend un rire et se sauve affolé. Mais il est terrifié dès le début à l'idée d'entrer dans cette maison. Mme Muir ne semble pas avoir entendu la même chose. Elle dit même que le bruit pouvait être le vent...
- quand Lucy répond grossièrement à sa belle-famille, elle fait juste preuve d'audace en compagnie du fantôme qu'elle imagine.
- chez l'éditeur, Lucy lui parle avec grossièreté, mais il n'y a pas de présence du fantôme, même pas à l'écran cette fois-ci.
- dans le train, le fantôme met dehors un homme qui entre dans le compartiment où il se trouve avec Mme Muir : j'y vois encore l'audace de Mme Muir qui ne veut pas se voir importunée et se retrouver seule avec à une "face de crabe", comme elle appelle ce voyageur qu'elle-même ose chasser.
D'ailleurs, rappelons-nous que personne ne voit jamais le fantôme, en dehors de Mme Muir et de la petite Anna, les deux âmes qui souffrent du deuil et de la solitude... Martha, pourtant proche de la famille et complice dès la scène d'ouverture, ne voit pas le capitaine Gregg...
Lucy Muir a besoin d'aventure, que sa vie change, remue. La traduction française occulte le nom de fantôme, ce qui peut aussi appuyer l'idée qu'il n'est qu'un personnage inventé pour vivre "l'aventure".
A la fin du film, Mme Muir a vieilli. Elle se retrouve seule avec sa servante, Marthe, qui lui a été fidèle toute sa vie. Sa fille est mariée, elle a quitté depuis longtemps la maison. Le petit chien est mort.
Elle regarde la mer, le temps et la vie qui passent, se retrouve une énième fois sur le balcon à attendre quelque chose qui ne vient pas : le fantôme (ce fantôme de l’amour qu’elle n’a pas vécu ?).
Marthe vient lui apporter un verre de lait chaud qu’elle refuse de boire tout de suite. Elle a un mouvement d’humeur envers la servante, et elle dit qu’elle a une douleur dans le bras gauche (côté cœur) (mort annoncée).
Elle a à peine le temps de boire ce verre qu’elle rend l’âme (vieillesse, usure, cœur malade [sens propre/figuré])
Alors, le capitaine Gregg (le fantôme) revient, lui qui l’avait délaissée durant ces années. Il part avec elle, que l’on revoit sous sa forme jeune. Un regard en arrière, elle voit dans le fauteuil son corps mort de vieille femme. Elle part avec Gregg, main dans la main. Ils se dirigent vers la porte de sortie. Quand ils croisent Marthe, elle ne les voit pas : Mme Muir est morte, elle est elle-même un fantôme.
« my darling », « my dear », mais « my love » ? Jamais dit. Gregg était là pour lui donner de la force dans la vie. Il l’accompagne dans ses derniers instants…
Lucy est une sorte de Madame Bovary, qui vit dans le rêve mais qui se donne les moyens de l'action par ce rêve. Elle se fait renommer Lucia par le fantôme, parce que c'est un nom d'aventurière. Comme elle, elle se fait même avoir en amour. Contrairement à elle, elle attend patiemment la mort après avoir tenté le rêve.
L’accent est tellement mis sur la solitude, le désir de vivre sa vie, de s’émanciper, qu’il ne m’est pas possible de voir autrement ce film : pour moi, il est profondément triste. Cette veuve aura essayé, quitte à s’inventer ce compagnon/fantôme, de réaliser quelque chose dans la vie. C’est quelqu’un de très seul. Sa mort, à la fin, se fait aussi dans la solitude. Voir s’éloigner les deux fantômes, sans qu’ils montrent rien d’amoureux l’un pour l’autre, n’est pas réjouissant. En tant que spectateur, on est heureux qu’ils se retrouvent, certes, mais elle est morte ! C’est trop tard, cet homme rêvé n’a pas pris forme dans sa vie. Le dernier plan, c’est une porte refermée sur une vie de solitude. La maison ne sera pas hantée, elle ne l’a jamais été : les fantômes ont quitté les lieux, celle qui faisait vivre ce fantasme est morte aussi. Malgré les scènes comiques, la légèreté parfois affichée, le film n’est pas joyeux. La fin ne l’est pas non plus : une femme vieillit et meurt seule… J'aurais pourtant beaucoup voulu y croire, j'aurais aimé que le fantôme existe. Vanitas vanitatum.
Kashima- Faux-monnayeur
- Nombre de messages : 6544
Date d'inscription : 29/09/2008
Madame Muir
En complément, cet article qui aborde les différentes problématiques du film :
Fantôme d’amour, par Alissa Wenz
Quatrième film de Mankiewicz, L’Aventure de Madame Muir est certainement l’une des plus belles réussites du cinéaste. Le film, singulier dans la carrière du réalisateur, étonne par la simplicité de sa construction et l’épuration de sa forme, inhabituelles chez le cinéaste des narrations enchevêtrées ; la patte de Mankiewicz, qui ne signait pas encore ses scénarios, est pourtant bien présente, dans cette rencontre improbable de la cruauté et de la tendresse, du cynisme et du romantisme. Une merveille.
Lucy Muir, jeune et jolie veuve qui a la drôle de frimousse et le regard angélique de Gene Tierney, décide de se libérer de sa belle-famille et des conventions sociales, et d’acheter une maison au bord de la mer, pour y vivre avec sa fille et sa domestique. Il faut préciser que ladite maison lui a été déconseillée par tous les gens bien-pensants : on dit qu’elle est hantée par un vieux loup de mer auquel elle a jadis appartenu. De fait, le fantôme du capitaine Gregg, bougon mais sympathique comme peut l’être Rex Harrison, ne tarde pas à faire son entrée ; et Mrs Muir, qui avait d’abord accepté la cohabitation à contre-cœur, noue peu à peu avec lui une relation complice, puis amoureuse, d’autant plus forte qu’elle est d’emblée donnée comme impossible.
S’il n’y a jamais de mièvrerie dans L’Aventure de Madame Muir, c’est peut-être parce que Mankiewicz réussit le pari d’être à la fois romantique et ironique, naïf et lucide. Il tourne en dérision le gentil bovarysme de Lucy Muir – qui épousa le premier homme qui l’embrassa dans un jardin comme dans les livres qu’elle avait lus et qui, quelques années plus tard, se laisse berner par un séducteur, Miles Fairley (admirable George Sanders). Mais le film ne condamne jamais la naïveté, tout simplement parce qu’il est lui-même une ode à la crédulité. On ne s’étonnera pas de retrouver dans de multiples dialogues et situations l’intelligence caustique et l’ironie propres à Mankiewicz qui, s’il n’a pas écrit le scénario, y a apporté de nombreuses retouches – peaufinant en particulier les répliques du fantôme, et le personnage de Miles Fairley. C’est à ce dernier qu’il confie le fameux : « On comprend facilement pourquoi les plus beaux poèmes sur l’Angleterre ont été écrits par des poètes qui vivaient en Italie »... Mais cette ironie, ou ce second degré, épousent paradoxalement un mouvement de sincérité, et d’adhésion pleine et entière à la fiction – un premier degré enchanteur qui serait celui de l’enfant qui croit aux contes de fées. Ce n’est pas un hasard si le thème de l’enfance, porté par une toute jeune Natalie Wood dans le rôle de la fille de Mrs. Muir, accompagne tout le film : si le nom que la petite fille a gravé dans le bois disparaît peu à peu au fil des années, tout le film s’appuie au contraire sur la volonté de préserver l’enfance – et la naïveté – en soi, en dépit du temps qui passe, et de l’opinion commune.
L’Aventure de Madame Muir ne s’encombre pas de frontières. A la fusion du romantisme et de la dérision répond le refus de trancher entre le rêve et la réalité. On connaît l’intérêt de Mankiewicz pour la psychanalyse et Patrick Brion fait bien de rappeler que « le personnage de Lucy Muir est un cas très révélateur de l’influence de Freud et de la psychanalyse sur le cinéma américain des années 1940 », voyant dans le capitaine Gregg une « création du subconscient » de Mrs Muir. Mais la distinction du fantasme et du réel est, au fond, très vite balayée ; au contraire, le film préfère refuser de trancher, et se concentrer sur cette zone intermédiaire que l’on pourrait appeler aussi bien la rêverie que l’amour. Le rêve n’est pas une « seconde vie » comme chez Nerval, mais une manière de vivre. On n’est pas loin du magnifique Peter Ibbetson d’Henry Hathaway (1935), adaptation du roman de George du Maurier, qui avait été encensée par les surréalistes à sa sortie, et dans laquelle deux amants séparés par la vie se retrouvent chaque nuit en rêve. L’Aventure de Madame Muir s’inscrit dans la lignée de toute une série de films qui racontent l’histoire de portraits qui envoûtent et libèrent l’imagination (Laura d’Otto Preminger, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin ou encore Le Portrait de Jennie de William Dieterle), autorisant éventuellement un glissement vers le cinéma fantastique ; mais c’est sans doute à Peter Ibbetson qu’il doit cette conception de la rêverie comme victoire sur les aléas du réel, et comme refuge des âmes solitaires.
Mais le film ne parle pas seulement de rêve dans un sens général ; il parle aussi de fiction. Ce n’est pas un hasard si Mrs Muir et son fantôme apprennent à se connaître et à s’aimer autour de l’écriture d’un livre – celui des souvenirs du capitaine Gregg, que celle-ci est chargée de recueillir et d’éditer. Ce qui est pour lui une autobiographie est pour elle un roman, et le personnage du capitaine Gregg devient lui-même, par ce glissement, une créature de fiction. « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez en moi », avoue le fantôme à Mrs Muir. Quelle plus belle définition pourrait-on donner de la fiction en général et du cinéma en particulier ? La magnifique scène de baiser impossible – qui est aussi une scène d’adieu – entre le fantôme qui s’apprête à disparaître et Lucy Muir, à qui il vient rendre visite pendant son sommeil, dit bien cette impossibilité de toucher une créature de fiction – ou un fantôme de cinéma. Si croire peut suffire à rendre réel, cela ne suffit généralement pas à pourvoir les êtres d’une présence physique ; et il n’est peut-être pas interdit de voir dans les retrouvailles finales, qui sont aussi le premier contact corporel entre le capitaine et Mrs Muir, à qui il tend symboliquement la main, un franchissement de la barrière physique qu’impose la fiction, une rencontre palpable entre la rêveuse et l’objet du rêve, telle qu’on la retrouvera, par exemple, chez Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire.
La mélancolie assumée, quoique toujours nuancée et contrebalancée par de nombreuses touches d’humour, et quelques moments franchement burlesques, fait pencher le film du côté de la méditation rêveuse et un peu désabusée sur les ratages de l’existence, et leurs éventuelles compensations. Comme toujours chez Mankiewicz, l’obsession du temps qui passe est primordiale. Ici, la présence de la mer comme décor symbolique à la fois du rêve d’aventures et de l’écoulement implacable du temps aurait pu être convenue, si elle n’avait été magnifiée par les images de Charles Lang, et surtout par la partition sublime de Bernard Herrmann, dans laquelle Pascal Mérigeau reconnaît l’influence de Debussy. Elle porte le film d’un bout à l’autre, et se charge d’exprimer une émotion que les personnages tendent plutôt à cacher. Elle contribue à faire échapper Mrs Muir et son fantôme à toute forme de mièvrerie, et à donner à leur histoire une consistance toujours aussi fascinante. S’il suffit de croire aux fantômes pour qu’ils existent, dépêchons-nous d’accorder à ce film et à ses personnages toute la crédulité qu’ils méritent.
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Fantôme d’amour, par Alissa Wenz
Quatrième film de Mankiewicz, L’Aventure de Madame Muir est certainement l’une des plus belles réussites du cinéaste. Le film, singulier dans la carrière du réalisateur, étonne par la simplicité de sa construction et l’épuration de sa forme, inhabituelles chez le cinéaste des narrations enchevêtrées ; la patte de Mankiewicz, qui ne signait pas encore ses scénarios, est pourtant bien présente, dans cette rencontre improbable de la cruauté et de la tendresse, du cynisme et du romantisme. Une merveille.
Lucy Muir, jeune et jolie veuve qui a la drôle de frimousse et le regard angélique de Gene Tierney, décide de se libérer de sa belle-famille et des conventions sociales, et d’acheter une maison au bord de la mer, pour y vivre avec sa fille et sa domestique. Il faut préciser que ladite maison lui a été déconseillée par tous les gens bien-pensants : on dit qu’elle est hantée par un vieux loup de mer auquel elle a jadis appartenu. De fait, le fantôme du capitaine Gregg, bougon mais sympathique comme peut l’être Rex Harrison, ne tarde pas à faire son entrée ; et Mrs Muir, qui avait d’abord accepté la cohabitation à contre-cœur, noue peu à peu avec lui une relation complice, puis amoureuse, d’autant plus forte qu’elle est d’emblée donnée comme impossible.
S’il n’y a jamais de mièvrerie dans L’Aventure de Madame Muir, c’est peut-être parce que Mankiewicz réussit le pari d’être à la fois romantique et ironique, naïf et lucide. Il tourne en dérision le gentil bovarysme de Lucy Muir – qui épousa le premier homme qui l’embrassa dans un jardin comme dans les livres qu’elle avait lus et qui, quelques années plus tard, se laisse berner par un séducteur, Miles Fairley (admirable George Sanders). Mais le film ne condamne jamais la naïveté, tout simplement parce qu’il est lui-même une ode à la crédulité. On ne s’étonnera pas de retrouver dans de multiples dialogues et situations l’intelligence caustique et l’ironie propres à Mankiewicz qui, s’il n’a pas écrit le scénario, y a apporté de nombreuses retouches – peaufinant en particulier les répliques du fantôme, et le personnage de Miles Fairley. C’est à ce dernier qu’il confie le fameux : « On comprend facilement pourquoi les plus beaux poèmes sur l’Angleterre ont été écrits par des poètes qui vivaient en Italie »... Mais cette ironie, ou ce second degré, épousent paradoxalement un mouvement de sincérité, et d’adhésion pleine et entière à la fiction – un premier degré enchanteur qui serait celui de l’enfant qui croit aux contes de fées. Ce n’est pas un hasard si le thème de l’enfance, porté par une toute jeune Natalie Wood dans le rôle de la fille de Mrs. Muir, accompagne tout le film : si le nom que la petite fille a gravé dans le bois disparaît peu à peu au fil des années, tout le film s’appuie au contraire sur la volonté de préserver l’enfance – et la naïveté – en soi, en dépit du temps qui passe, et de l’opinion commune.
L’Aventure de Madame Muir ne s’encombre pas de frontières. A la fusion du romantisme et de la dérision répond le refus de trancher entre le rêve et la réalité. On connaît l’intérêt de Mankiewicz pour la psychanalyse et Patrick Brion fait bien de rappeler que « le personnage de Lucy Muir est un cas très révélateur de l’influence de Freud et de la psychanalyse sur le cinéma américain des années 1940 », voyant dans le capitaine Gregg une « création du subconscient » de Mrs Muir. Mais la distinction du fantasme et du réel est, au fond, très vite balayée ; au contraire, le film préfère refuser de trancher, et se concentrer sur cette zone intermédiaire que l’on pourrait appeler aussi bien la rêverie que l’amour. Le rêve n’est pas une « seconde vie » comme chez Nerval, mais une manière de vivre. On n’est pas loin du magnifique Peter Ibbetson d’Henry Hathaway (1935), adaptation du roman de George du Maurier, qui avait été encensée par les surréalistes à sa sortie, et dans laquelle deux amants séparés par la vie se retrouvent chaque nuit en rêve. L’Aventure de Madame Muir s’inscrit dans la lignée de toute une série de films qui racontent l’histoire de portraits qui envoûtent et libèrent l’imagination (Laura d’Otto Preminger, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin ou encore Le Portrait de Jennie de William Dieterle), autorisant éventuellement un glissement vers le cinéma fantastique ; mais c’est sans doute à Peter Ibbetson qu’il doit cette conception de la rêverie comme victoire sur les aléas du réel, et comme refuge des âmes solitaires.
Mais le film ne parle pas seulement de rêve dans un sens général ; il parle aussi de fiction. Ce n’est pas un hasard si Mrs Muir et son fantôme apprennent à se connaître et à s’aimer autour de l’écriture d’un livre – celui des souvenirs du capitaine Gregg, que celle-ci est chargée de recueillir et d’éditer. Ce qui est pour lui une autobiographie est pour elle un roman, et le personnage du capitaine Gregg devient lui-même, par ce glissement, une créature de fiction. « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez en moi », avoue le fantôme à Mrs Muir. Quelle plus belle définition pourrait-on donner de la fiction en général et du cinéma en particulier ? La magnifique scène de baiser impossible – qui est aussi une scène d’adieu – entre le fantôme qui s’apprête à disparaître et Lucy Muir, à qui il vient rendre visite pendant son sommeil, dit bien cette impossibilité de toucher une créature de fiction – ou un fantôme de cinéma. Si croire peut suffire à rendre réel, cela ne suffit généralement pas à pourvoir les êtres d’une présence physique ; et il n’est peut-être pas interdit de voir dans les retrouvailles finales, qui sont aussi le premier contact corporel entre le capitaine et Mrs Muir, à qui il tend symboliquement la main, un franchissement de la barrière physique qu’impose la fiction, une rencontre palpable entre la rêveuse et l’objet du rêve, telle qu’on la retrouvera, par exemple, chez Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire.
La mélancolie assumée, quoique toujours nuancée et contrebalancée par de nombreuses touches d’humour, et quelques moments franchement burlesques, fait pencher le film du côté de la méditation rêveuse et un peu désabusée sur les ratages de l’existence, et leurs éventuelles compensations. Comme toujours chez Mankiewicz, l’obsession du temps qui passe est primordiale. Ici, la présence de la mer comme décor symbolique à la fois du rêve d’aventures et de l’écoulement implacable du temps aurait pu être convenue, si elle n’avait été magnifiée par les images de Charles Lang, et surtout par la partition sublime de Bernard Herrmann, dans laquelle Pascal Mérigeau reconnaît l’influence de Debussy. Elle porte le film d’un bout à l’autre, et se charge d’exprimer une émotion que les personnages tendent plutôt à cacher. Elle contribue à faire échapper Mrs Muir et son fantôme à toute forme de mièvrerie, et à donner à leur histoire une consistance toujours aussi fascinante. S’il suffit de croire aux fantômes pour qu’ils existent, dépêchons-nous d’accorder à ce film et à ses personnages toute la crédulité qu’ils méritent.
Kashima- Faux-monnayeur
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Date d'inscription : 29/09/2008
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